60 minutes avec... Saddam Hussein
Parler de Saddam Hussein dans Agoravox ? Automatiquement, des lecteurs vont fondre sur ce texte pour dire qu’on le défend ! On a bien entendu nulle envie de le faire, mais ils ne pourront s’en empêcher, c’est évident, tant ils adhèrent au millimètre près à l’image présentée par W. Bush du personnage, présenté on le rappelle comme étant un grand « Satan », terme qui n’explique rien sur sa complexité, et a plutôt servi à en faire un repoussoir pratique. L’homme est tellement sulfureux, même après sa mort, que beaucoup refusent aujourd’hui d’en parler. Or, depuis le week-end dernier, grâce à l’émission américaine « 60 minutes », que tout le monde connaît en France grâce à la prestation remarquée du jeune marié Nicolas Sarkozy et de son porte-parole David Martinon, nous disposons d’une source intéressante pour mieux comprendre ce qu’il était et ce qu’il a fait, dictature et atrocités comprises.
Celui qui nous apporte un éclairage nouveau sur l’individu n’est autre que son interrogateur privilégié lors de sa détention. Il s’appelle George Piro, c’est un agent du FBI... et le seul à ce jour à avoir parlé chaque jour, sept mois d’affilée, au dictateur pendant son incarcération, qui a précédé son exécution. Son témoignage, sans provoquer d’énormes révélations pour les personnes averties de ce qui se passe en Irak aujourd’hui, à part une seule peut-être, éclaire certaines zones laissées dans l’ombre. A savoir essentiellement la position exacte du régime vis-à-vis des armes de destruction massive, l’excuse fabriquée avec laquelle les Etats-Unis ont pu attaquer l’Irak sans provoquer trop de remous à l’ONU. Tout le monde, sauf la France de Dominique de Villepin et quelques autres pays, ayant été bluffés par la prestation scénique de Colin Powell et sa parfaite maîtrise de Powerpoint.
On peut tout d’abord se poser le pourquoi du comment du choix d’un jeune inspecteur du FBI, chargé habituellement de l’intérieur du pays, et non de la CIA, chargé de la surveillance extérieure du pays. Piro, est un inspecteur de 45 ans, d’origine libanaise ayant passé cinq ans comme policier en Californie avant d’être recruté par le FBI, il dirigeait effectivement sur place toute une équipe d’enquêteurs, dont également ceux de la CIA. Il a été choisi avant tout pour le fait qu’il était le seul de l’équipe détachée à parler couramment arabe. Sur 10 000 agents du FBI, et c’est un fait à noter, en effet, aujourd’hui encore, seuls 50 parlent l’arabe ! On sait que l’invasion de l’Irak a été une improvisation totale, on en perçoit les détails avec cette pénurie complète d’hommes connaissant la langue du pays envahi, phénomène qui se poursuit toujours pendant l’occupation, où l’incompréhension est générale chaque jour entre la population et l’armée. Le fait de s’enfermer dans une ambassade-bunker ou de mettre les soldats dans des tanks fermés à la place de jeeps n’est pas non plus fait pour entrer en contact avec la population. Les Américains s’enferment eux-mêmes à ne pas le comprendre, perdant un peu plus chaque jour tout contact avec le pays qu’ils occupent, se coupant de la population, tout l’inverse de ce qui doit être fait en cas d’occupation. Piro s’est présenté à Saddam Hussein comme l’envoyé direct de W. Bush, ce qu’il n’était pas, mais ce que Saddam a cru sans aucun doute, et ce qui lui a permis de l’amadouer. Pour déstabiliser le dictateur, toutes les montres des interrogateurs ou des gardiens avaient été interdites lors des visites : Saddam vivait au rythme de ses repas, mais sans connaissance réelle du temps passé.
Dans cette interview, très vite on touche au point essentiel, celui de la position réelle de Saddam Hussein sur la détention ou non d’armes de destruction massive, et sur les raisons restées mystérieuses de l’invasion du Koweit par Saddam en 1990, qui avait tout déclenché. Pour le Koweit, la raison donnée par Saddam est assez extravagante, mais elle éclaire bien la personnalité du dictateur. Quelqu’un de fort susceptible, ce qu’on savait déjà, mais on ignorait jusqu’à quel point il pouvait l’être. Selon lui, en effet, son ministre des Affaires étrangères, envoyé auprès d’Emir Al Sabah (aujourd’hui disparu), dirigeant du Koweit, pour réclamer le paiement de l’approvisionnement en pétrole irakien, non payé par le Koweit, s’était fait rabrouer, en termes... injurieux. Le Koweit venait juste de lui refuser d’annuler une dette de 15 milliards de dollars contractée par l’Irak pendant la guerre contre l’Iran, ce dont Saddam le rendait coupable de ruiner l’économie irakienne, étranglée alors par la guerre. L’ambassadeur irakien s’était entendu dire avec un profond mépris que "le Koweit continuerait comme ça jusqu’à ce que chaque femme en Irak soit obligée de se prostituer pour 10 dollars". Cette insulte toute "personnelle" est donc à l’origine de l’invasion, selon Saddam Hussein, qui parle de "l’honneur de son peuple" ce qui constitue à ce jour une révélation, car personne n’avait à l’époque compris pourquoi l’Irak avait commis cet acte aussi brutal et aussi inconsidéré le mettant au ban des nations arabes et du monde entier. Au passage, Saddam précise qu’il aurait préféré pour résoudre le conflit discuter avec Ronald Reagan décrit comme "a great leader, honorable man" ou même avec Clinton, plutôt que les Bush, père comme fils, jugés peu appréciés ("he doesn’t like") par le dictateur. Le père de W. Bush ayant été mis au courant de l’invasion avant tout le monde, par la bouche même de Saddam. Le 25 juillet 1990, en effet, l’ambassadrice américaine à Bagdad, April Glaspie, est convoquée par Saddam Hussein qui lui annonce son intention d’envahir le Koweit. Comme elle ne bronche pas à entendre l’annonce, Hussein y voit alors un feu vert pour régler ses comptes avec son homologue koweïtien. Selon des sources sûres, Glaspie serait en effet allée plus loin en répondant : "we have no opinion on your Arab-Arab conflicts, such as your dispute with Kuwait. Secretary (of State James) Baker has directed me to emphasise the instruction, first given to Iraq in the 1960s, that the Kuwait issue is not associated with America." Ce qu’on peut appeler un lâchage du Koweit, purement et simplement. Le 2 août, l’Irak envahit le Koweit : Saddam Hussein est persuadé que les Etats-Unis ne bougeront pas. C’est l’origine de la première guerre du Golfe, une guerre pour... rien, puisque Bush père se refusera à aller jusqu’à Bagdad. A ce jour, nul ne sait ce qu’est devenue April Glaspie, mise au secret dès 1990 et qui a quitté la scène diplomatique en 2002, après être devenue consul au Cap, en Afrique du Sud. L’Irak, lui, débute pour treize ans un embargo qui sera terrible pour sa population, qui vit alors "le blocus économique le plus dur de l’histoire moderne".
L’interview, un peu plus loin, revient sur d’autres "mystères" durant le conflit. Pour les différents sosies qu’aurait employé Saddam, la réponse est cinglante : "personne, selon lui, ne pouvait jouer son rôle". Une légende urbaine de plus qui s’effondre ! Saddam a échappé de peu aux cinquante bombardements intensifs qui ont précédé l’invasion véritable, tout simplement en bougeant beaucoup, y compris sans l’aide de services de sécurité, jugés par lui trop lourds et trop contraignants. C’est d’ailleurs ce qui avait surpris tout le monde dans sa dernière apparition le 5 avril 2003 au milieu de la population, où figurait fort peu de service d’ordre. L’histoire des sosies perdure néanmoins, jusqu’à entretenir l’idée de la pendaison... d’un sosie : les légendes urbaines ont la peau très dure. La rubrique rumeurs du net peut tenir un siècle avec ça. Hélas !
Pour les armes de destruction massive, Piro, qui s’est avéré fin stratège en interrogation, a attendu cinq mois avant de lui poser la question, en ne parlant le plus souvent que des poèmes qu’écrivait chaque jour Saddam Hussein dans sa cellule. La réponse d’Hussein sur le sujet est claire : 90 % des armes avaient été détruites par les inspecteurs de l’ONU, selon lui, et celles qui ne l’avaient pas été le furent ensuite par l’Irak, elle-même. Piro, impressionné, lui demande alors pourquoi ne pas l’avoir dit clairement. Et, là encore, la réponse de Saddam est tout aussi claire : s’il laissait planer autant le doute, ça n’avait rien à voir avec les Etats-Unis ni avec l’envie de s’en servir. C’était destiné à effrayer son principal ennemi : l’Iran, avec lequel l’Irak avait eu une guerre qui avait connu des combats aussi terribles que ceux de 1914 en Europe (on y avait réutilisé le gaz moutarde !). Un gigantesque charnier, qu’Hussein ne voulait pas voir recommencer, son pays ayant été saigné à blanc par ce conflit dont nous ignorons ici pour la plupart les horreurs et le nombre exact de tués (plus d’1 million de morts). Saddam se voyait obligé de laisser planer le doute, sans savoir que c’est ce même doute qui provoquerait sa perte. Quelques semaines après, Piro repose la question sur la possibilité de régénérer les programmes d’armes de destruction massive, si le conflit s’arrêtait. Pour Hussein, pas d’ambiguïté, il était bien dans ses plans de laisser la possibilité de recommencer la production d’armes chimiques et biologiques, "éventuellement nucléaires" dit le dictateur, qui botte en touche sur l’usage qu’il a pu en faire contre les Kurdes, en expliquant que c’était "nécessaire". Pour lui, sans doute, la probable sécession kurde était à ce prix : un dictateur tient à l’unité de son pays par tous les moyens possibles, même les pires. D’autres seraient tentés de faire pareil, on le sait depuis longtemps, et certains ne se sont pas beaucoup cachés à une époque d’aller saluer un dictateur qui gazait ses populations (la visite date du 19 novembre 1990, pendant l’occupation du Koweit). Aujourd’hui où le pays se coupe en deux entre Chiites et Sunnites, on comprend mieux cette poigne de fer obligatoire pour maintenir un semblant de cohésion. Rappelons tout de suite que comprendre ne veut pas dire absoudre, pour les mal-intentionnés qu’on attend de pied ferme au détour de la lecture de ce texte. Une cohésion extrêmement fragile qui avait déjà été soulignée dans un rapport de six pages écrit par un conseiller américain à la demande de Colin Powell, un diplomate prénommé Ryan Crocker. Un rapport qui ne conseillait pas d’intervenir, tant l’économie du pays était "agonisante" et tant les différences ethniques allaient se réveiller. Peine perdue. Au discours de l’ONU, la France, par la voix de son Premier ministre, en 2003, avait les mêmes craintes "Une telle intervention ne risquerait-elle pas d’aggraver les fractures entre les sociétés, entre les cultures, entre les peuples, fractures dont se nourrit le terrorisme ? ".
A partir de là, Saddam ne pouvait donc que se tromper sur la seconde invasion américaine, qu’il prend comme un double de l’opération Desert Fox du père de W. Bush et son inventaire high-tech. Pour lui, c’est la même chose qui recommence, sans plus. Sans se faire d’illusion sur ses capacités militaires. Saddam Hussein a en fait demandé à ses généraux de tenir au maximum deux semaines, et c’est tout, pour préparer et mettre en place ce qu’il appelle lui-même ici "sa guerre secrète" : à savoir qu’après deux semaines, il faudrait songer à commencer une autre guerre, celle des actions de résistance et de terrorisme, auquel Hussein s’était donc préparé dans le plus grand secret, certain que son armée serait rapidement défaite, à écouter ses généraux fanfarons, dont un personnage haut en couleur. Saddam Hussein était lucide sur l’avenir de son pays, et s’est préparé à gérer sa défaite et non son impossible victoire. Phénomène que l’on retrouve donc aujourd’hui, avec une organisation véritable et même des chefs reconnus, au point d’en être aujourd’hui à discuter avec les autorités américaines. Rien à voir avec Al-Quaida, qu’Hussein fustige ouvertement devant son interrogateur : "on ne peut faire confiance à des fanatiques", dit en substance Hussein, rejetant tout lien avec Ben Laden. Ce qui pose un problème sérieux d’analyse des atroces attentats de Bagdad ou des grandes villes irakiennes, comme le dernier et son organisation jugée abjecte par tous les observateurs. Al-Quaida n’y serait pour rien, contrairement à ce que veut démontrer chaque jour l’administration américaine (à lire cette dépêche d’AFP, on a déjà affirmé le contraire), qui se trompe d’adversaire car cela l’arrange, puisque le prétexte de l’occupation au départ sont des liens qui auraient existé entre le WTC, Al-Quaida et... Saddam Hussein.
La précipitation avec laquelle l’ambassadeur américain à Bagdad, Ryan Crocker (le même, revenu sur place le 8 janvier dernier !), a relié ce dernier attentat à Al-Quaida "obligatoirement" en dit long sur l’insistance américaine à ne pas vouloir voir autre chose et, surtout, à ne pas révéler au grand public les négociations en cours avec les opposants de l’ancien régime. De la sorte, cette interview est une véritable bombe médiatique : Al-Quaida n’avait effectivement pas de lien avec le dictateur, c’est ce que dit aujourd’hui un des interrogateurs de Saddam Hussein, dont le pays, justement, a été envahi en raison des liens qu’il aurait pu avoir avec l’organisation de Ben Laden ! Exactement ce que disait déjà De Villepin le 14 février 2003 "Il y a dix jours, le secrétaire d’Etat américain, M. Powell, a évoqué des liens supposés entre Al-Quaida et le régime de Bagdad. En l’état actuel de nos informations et recherches menées en liaison avec nos alliés, rien ne nous permet d’établir de tels liens".
Cette interview-révélation pose donc sérieusement question, car on peut y voir une tentative de déstabilisation de la part du FBI, de l’administration américaine des néo-cons au pouvoir, car elle remet sérieusement en cause le mythe d’un Al-Quaida responsable seul des attentats actuels, et la tentative du gouvernement américain de minimiser la préparation d’une forme de résistance à l’occupation, chose qui se révèle chaque jour de plus en plus évidente. Les discussions actuelles, qu’on ne peut ignorer, entre le pouvoir en place, les Etats-Unis, les extrémistes religieux relâchés et les anciens potentats en fuite, encore recherchés pour plusieurs millions de dollars, traduisent bien ce fait : W. Bush, en fin de carrière, se voit sévèrement attaqué par ces propres services, dont il s’est suffisamment moqué, en les rendant responsables de sa propre incapacité et en les accusant de mille maux. Cette interview révèle aussi une autre chose : l’invasion de l’Irak par l’armée américaine a été totalement improvisée et faite à la hâte, au grand dam des militaires eux-mêmes, ce qui expliquerait toutes les difficultés actuelles et à venir, et à son maintien sur place dans les mois qui suivent. La promesse d’un des candidats de rester "mille ans s’il le faut" est impossible à tenir. Et une bonne partie du pouvoir, aux Etats-Unis, se prépare déjà au prochain départ des troupes d’occupation. Hillary Clinton va bénéficier de ce type de soutien inattendu pour se faire élire, c’est une évidence. McCain a déjà contre lui le FBI et la CIA, cela fait beaucoup pour un candidat républicain patriote, ancien héros de guerre.
Au final, l’interview de Georges Piro démontre au moins une chose : W. Bush, à cette heure, ne dispose plus d’aucun crédit dans son pays, puisque des membres de sa propre administration révèlent à la télévision que la raison donnée pour attaquer l’Irak n’était qu’une excuse qui ne tenait pas debout. C’est un premier point. Attendons-nous dans les mois à venir à voir tomber d’autres révélations. A savoir comment est-on arrivé à fabriquer dans ce pays un soutien à une invasion aussi irrationnelle ? Je pense que dans les mois qui vont suivre, nous allons reparler davantage de l’attentat du 11-Septembre, à l’origine de tous ces maux qui rongent aujourd’hui l’Amérique. Mais ne rêvons pas : Bill Clinton, qui a suffisamment soutenu pendant son mandat les coups tordus de la CIA, a déjà déclaré récemment que, pour lui, il n’y avait pas "d’inside job". Sa femme, qui a voté l’entrée en guerre avec enthousiasme, ce qu’elle cherche aujourd’hui à minimiser, fera de même. Les Américains ne sauront donc jamais exactement pourquoi ils sont encore aujourd’hui en Afghanistan ni en Irak. Ni pourquoi ils dépensent autant en impôt pour un lobby militaire qui fait fortune tant que durent ces deux guerres : 20 900 dollars, 14 300 euros par famille de 4 personnes pour les deux conflits en cours depuis 2002. Ce qui ruine l’économie du pays à petit feu. Ils sauront au moins comment ils se sont appauvris, remarquez. Et comment ils ont nourri le terrorisme sans même le savoir. Et comment par-là même la France avait vu juste, en se déclarant "gardienne d’un idéal et d’une conscience" bafouée par une intervention précipitée et sans autre but avoué que d’entretenir une économie de guerre.
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