À la fortune des pots
La corvée du matin.
Je me souviens d'un temps lointain, totalement improbable pour les plus jeunes, où, me retrouvant chez ma Grand-Mère qui logeait dans un petit appartement du vieux Tours, je découvrais que le confort pouvait être rudimentaire alors que le pays vivait au rythme des trente glorieuses. Ma vieille aïeule faisait partie de cette cohorte d'anonymes que notre société a de tout temps, laissé sur le bord du chemin. Elle ne s'en souciait guère, vivant de peu et n'en demandant pas plus.
Pour accéder à son étage, alors qu'elle ne pouvait descendre, n'y voyant plus guère et marchant encore moins, il me fallait sonner et attendre qu'elle ouvre sa fenêtre donnant sur rue pour faire descendre la clef le long d'une laisse, d'un chien qu'elle n'a jamais eu. C'est par le même procédé qu'elle recevait chaque jour son commissionnaire, qui loin des dispositifs sociaux actuels, lui livrait ses courses.
Son appartement était composé de deux pièces pas bien grandes. Dans la salle à manger, une table, un buffet et quelques chaises. C'est là que se déroulaient les facétieuses parties de petits chevaux qui resteront à jamais associées à ma chère Éléonore. Elle avait le bonheur accroché au cœur, comme une carapace pour oublier une existence durant laquelle elle eut plus que son lot de malheur. Elle avait cette élégance de ne jamais se plaindre ni même d'évoquer tous les drames qui avaient jalonné son parcours sur cette vallée de larmes.
Les petits chevaux exprimaient mieux que tout, son envie de continuer d'aller de l'avant, bien qu'elle fût désormais presque immobile. Une manière certes un peu cavalière de balayer son passé marqué par deux guerres mondiales qui lui prirent à chaque fois son compagnon et la mort de deux de ses enfants tandis que son amour de la vie lui valut l'anathème familial.
Ma naissance avait scellé une sorte de réconciliation puisque c'est elle qui avait assumé l'essentiel lors de ma venue. Je lui gardais une affection toute particulière et c'est ainsi que j'allais toujours passer quelques jours chez elle durant les vacances. Nous partagions alors la seconde pièce une chambre munie d'un paravent, une petite banquette côté fenêtre et un fauteuil en osier : seul luxe qu'elle pouvait avoir tandis que de l'autre côté, son lit et un petit coin cuisine qui semblait préfigurer les tous petits équipements des camping-cars, le côté fonctionnel en moins.
Un seul robinet, une bassine pour se laver, les toilettes sur le palier, en partage avec les voisins de ce vieux bâtiment, voilà tout le confort qu'elle pouvait avoir tandis que les collègues de monsieur Hulot intégraient des maisons où tous les équipements modernes étaient au rendez-vous. C'est sous le tout petit évier que trônait en majesté un pot émaillé de couleur bleu nuit. Il régnait sur les nuits de la vieille dame qui deux ou trois fois, en avait usage.
Le gamin que j'étais épiait la nuit le bruit en cascade que provoquait cette caisse de résonance fort peu soucieuse de préserver l'intimité de son utilisatrice. Je m'étais habitué à ce que je prenais pour une particularité de cette femme indépendante qui n'en avait toujours fait qu'à sa tête. J'ignorais alors que c'était le lot des exclus de la galette, les indigents vivant dans des immeubles insalubres. Elle faisait d'ailleurs tout pour que jamais je ne ressente cela.
C'est au petit matin que me revenait le privilège d'aller porter le fruit de ses mictions nocturnes dans les WC à la turque du palier. Une mission que je remplissais avec fierté tout en vidant un contenu qui n'avait rien de glorieux. J'attendais du reste ce moment pour satisfaire des envies que j'avais gardé de par devers moi toute la nuit. Le pot ne me disait rien qui vaille.
Par la suite, la ville de Tours connut le ballet des bulldozers pour abattre ce pâté de maisons en bord de Loire et à deux pas du pont Wilson, jugées indignes de la grande cité qu'elle entendait devenir. Ma grand-mère se trouva reloger tout près du ciel dans une immense tour hexagonale sans âme. Elle y était comme prisonnière à son treizième étage, incapable de se sauver de ce qui était pour elle une prison avec cependant un confort tout nouveau pour elle, des toilettes et une pièce d'eau. Pourtant, je voyais bien qu'elle regrettait amèrement son vieil immeuble, rasé au nom de l'hygiénisme urbain. Elle ne percevait pas bien en quoi, il y avait là un progrès décisif.
L'expression, « À la bonne fortune du pot » n'avait certes aucun rapport avec ce petit seau émaillé même si pour moi, elle illustre ce passé où la richesse du cœur valait bien plus que les incessantes améliorations du confort en marche. Je me suis permis ce petit crochet chez Éléonore, l'écaillère des halles de Tours. Ne m'en veuillez pas et ne soyez pas offusqué par ce papier au contenu si prosaïque.
À contre-temps.
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