Cas de conscience
Segpa ... Possible
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH126/r-WOMAN-VIOLENCE-large570-ba6a8.jpg)
Parole contre parole.
Une fois encore mon extraordinaire classe revient sur le devant de l'actualité. Il n'est pas un mois sans que ne sorte une affaire déplorable, une situation alarmante ou bien un fait délictueux. Il faut s'y faire ; notre société est malade et des jeunes, plus en difficulté que d'autres, amplifient à l'extrême les soubresauts d'une civilisation qui fait naufrage.
Lors d'une séance de piscine où les élèves recevaient une initiation à la plongée en bouteille, deux garçons auraient (puisque le conditionnel doit s'appliquer pour éviter tout risque de poursuite) tripoté allègrement une jeune fille sous l'eau. Ils étaient hors de ma surveillance puisqu'ils avaient fini leur plongée et nageaient tandis que je suivais des yeux leurs camarades en immersion du bord du bassin.
Cette activité se déroule avec des plongeurs bénévoles issus d'une association sous l'égide d'un grand parfumeur orléanais. Les plongeurs étaient naturellement sous l'eau avec les élèves. Voilà brièvement présenté le contexte.
Le jour même, la jeune fille, victime de ces deux garçons, n'a rien dit. Ce n'est que le lundi matin que ses camarades ont fait état de son mal-être. Petit à petit cette dernière a fini par nous expliquer ce qui s'était passé sous l'eau. Elle avait dû subir des gestes particulièrement déplacés qui l'avaient choquée.
Dans un premier temps, elle nous a demandé de ne point alerter sa famille. Elle avait honte ; craignait la colère de son père et redoutait la réaction de sa mère. Puis petit à petit, elle finit par accepter que sa mère fût mise au courant. La famille vint nous rencontrer et j'avoue qu'elle resta parfaitement digne dans son indignation retenue. Hélas, pour des raisons qui lui sont propres, la famille refusa de porter plainte.
C'était donc à la justice scolaire de trancher. Le conseil de discipline fut donc convoqué. Et c'est là que désormais se pose pour moi un cas de conscience particulièrement délicat. Un des garçons a reconnu les faits. Son passif dans l'établissement étant particulièrement lourd, il fut exclu. Le second s'enferma dans une stratégie de dénégation que nous rencontrons de plus en plus souvent avec cette génération. Il fut blanchi !
Il nous faut désormais faire cohabiter au sein de la classe, l'agresseur supposé et la victime, puisque le conseil de discipline, organisme souverain, en a décidé ainsi. Pouvais-je reprendre le cours des choses en feignant de croire que rien ne s'était passé ? C'était au-dessus de mes forces. Comment désormais travailler avec ce garçon dont je suis persuadé de la culpabilité et que je retrouve renforcé par cette sentence ? Comment surtout rasséréner une jeune fille doublement victime ?
Le conseil de discipline n'a pas statué sur ce cas, faute de preuve. La parole de la victime ne serait donc pas une preuve ? On retrouve ici bien des travers du traitement des violences faites aux femmes. Il suffit de nier pour échapper à la juste punition. Le garçon, dans sa logique entêtée, se sent conforté. La jeune fille, devant cette remise en cause implicite de ses déclarations, est humiliée.
Je la vois : tête basse, angoissée, elle vit mal ce triomphe de celui qui l'a niée en tant qu'individu, qui a voulu qu'elle soit sa chose, l'espace de quelques instants de jeu pour lui, d'une éternité pour elle. Je compatis. Je suis même parfaitement scandalisé. Il me faut la soutenir et je veux que celui qui pérore en rabatte un peu …
Je prends la parole devant le groupe. Mesurant chacun de mes propos, je tiens à peu près ce discours : « Le conseil de discipline a tranché et nous ne pouvons pas revenir sur sa décision. Cependant je suis confronté à un cas épineux. Dans la classe, il y a forcément un menteur puisqu'un l'une accuse et que l'autre nie. J'ai la conviction que celui qui a menti n'est pas la victime mais l'agresseur, pourtant lavé de ce soupçon … »
« Je ne peux garder pour moi cette pensée. Je tiens à dire publiquement à la jeune fille mon soutien. Je tiens tout autant à affirmer à votre camarade le peu de respect que j'ai pour ce que je juge être sa lâcheté. Son camarade a avoué et est exclu. Lui a nié et est encore ici. Où est la justice ? En tout état de cause, nos relations ne peuvent plus être placées sous le signe de la bienveillante neutralité ,au nom même de celle qu'il a humiliée. ... »
Le regard de la jeune fille en disait long. J'ai vu dans ses yeux une reconnaissance infinie, un soulagement énorme. Je lui reconnaissais devant la classe son statut de victime, de femme outragée. J'avais parlé ainsi pour qu'elle retrouve un peu de cette dignité qu'une instance officielle lui a partiellement niée. Je ne pouvais faire moins.
Le garçon me regarde, haineux. Il n'accepte pas mes propos, ne change pas d'un iota son système de défense. Je lui affirme que je ne peux rien et ne ferai désormais rien contre lui mais que je me devais de lui dire le fond de ma pensée. Pour moi, c'est un cas de conscience et je n'ai jamais triché sur ce point devant les élèves.
Un comparse finit par prendre la parole alors que jusque-là, le silence était particulièrement éloquent. « Laisse faire ; ils ne peuvent rien. Il n'y a pas de preuve contre toi ! » Voilà, l'argument clef des petites frappes du quotidien. « Vous n'avez pas de preuve ! » Et même devant l'évidence, ils maintiennent cette posture qui les dédouane de toute responsabilité. Mais comment peut-on se construire ainsi ?
Il me reste deux mois à tenir avec ce groupe. Je sais maintenant que mes relations avec ce garçon seront plus que tendues. Je ne pouvais faire comme si rien ne s'était passé. J'ai posé ouvertement la parole d'un adulte consterné. J'ai agi en conscience, en dépassant sans doute les limites de ma fonction. Mais comment faire autrement ?
Immoralement sien.
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