Comment reprendre le collier...
Il advint qu'un fort modeste bourrelier, un pauvre homme avait bien du mal à joindre les deux bouts. Il est vrai que ce métier qu’il chérissait, tant il aimait travailler le cuir, avait un incroyable inconvénient. L’artisan qui travaillait exclusivement pour les paysans, n’était payé qu’une fois l’an, lors de la foire à la louée. C’était là une tradition liée aux pratiques anciennes qui lui compliquaient grandement l’existence.
Le cuir et les matières premières pour réaliser un collier de trait étaient de plus en plus onéreux tandis que les chevaux se faisaient plus rares dans nos campagnes où le tracteur prenait de plus en plus de place. Le pauvre homme se demandait à chaque nouvelle commande s’il disposerait d’assez d’argent pour remplir sa tâche et plus encore, il s’inquiétait sur la manière de nourrir sa famille qui elle, mangeait tous les jours.
Il venait de recevoir une curieuse demande. Une bourgeoise du pays était venue à lui pour qu’il confectionne un collier de trait destiné non pas à atteler un Percheron mais à se trouver suspendu au mur d’une salle à manger rustique. Le temps était donc venu pour la bourrellerie de rentrer dans le champ des activités obsolètes qui se font objet de décoration citadine. L’homme se mit au travail, partagé qu’il était entre l’inquiétude du lendemain et la satisfaction de travailler pour une femme qui paierait à la livraison.
Il fit un fort bel ouvrage, choisissant le meilleur cuir et les plus beaux bois pour en faire un objet d’apparat. Il mit tout son cœur et réalisa un gracieux collier d’épaule, trop fragile sans doute pour servir à l’attelage mais si fin et élégant qu’il allait enchanter sa curieuse cliente. Il était terminé, le collier reposait sur son établi. L’homme pouvait aller dormir du sommeil de celui qui a bien œuvré.
Au matin, il se réveilla de fort bonne humeur, désireux de mettre en vitrine son bel ouvrage, persuadé qu’il était que cette demande allait donner d'autres idées à d'éventuels clients. Il voyait là une reconversion qui lui permettrait de supporter l’intrusion de ce maudit tracteur dans son existence. Arrivé dans sa boutique, le bourrelier n’en crut pas ses yeux, le collier avait été orné de boucles dorées, agrémenté de passementeries, de clous en forme de croix et de divers éléments décoratifs qui en faisaient cette fois un objet luxueux. Qui donc avait bien pu agir ainsi dans la nuit ?
Qu’importe. L’artisan exposa le collier de parade en devanture de sa boutique. Il n’attendit pas longtemps pour recevoir une autre commande. L’imitation est le moteur de bien des actions humaines, il n’allait pas manquer de travail. Quant à sa bienfaitrice, elle fut si satisfaite qu’elle paya d’un fort bon prix ce merveilleux collier rutilant. Ses futurs invités seraient enchantés par ce décor atypique.
L’artisan se remit du mieux qu’il put au travail pour réaliser un agréable collier mural. Il n’avait certes pas les moyens de reproduire à l’identique celui qui avait subi une étrange métamorphose mais il mit tout son cœur à faire au mieux, selon ses moyens et ses compétences. Une fois achevé, le collier était satisfaisant certes mais n’avait pas la délicatesse du premier. Il alla se coucher, inquiet de ce que serait la réaction de son donneur d'ordre.
Au matin, une fois encore, le miracle avait eu lieu. Les modifications étaient différentes. Le mystérieux visiteur nocturne avait installé un miroir au centre de l’objet décoratif. Curieuse idée, il est vrai, qui ne serait jamais venu à l’esprit de ce brave sellier. Une fois encore, c’était l'acheteur qui déciderait tandis qu’il ne manquât pas d’exposer dans sa vitrine cette pièce unique.
Cette fois, deux commandes supplémentaires arrivèrent de suite tandis que le client, enchanté, déclara que ce miroir était justement ce qu’il comptait placer au centre du collier. L’artisan sourit et n’oublia pas d’avertir ses nouveaux clients qu’il s’accordait le droit d’apporter à chaque commande une innovation de son cru.
Ainsi fut fait. Le collier cette fois se trouva flanqué dans la nuit d’un système électrique, le transformant en applique murale. L’autre fut transformé afin de recevoir en son cœur des photographies sur un tapis de velours. Le visiteur nocturne avait l’âme d’un décorateur même si pour notre bourrelier, tout n’était pas du meilleur goût. Qu’importe puisqu’à chaque fois, les clients étaient ravis tandis que le prix ne cessait de croître. L’inquiétude du lendemain s’estompait de commande en commande.
Pourtant, l’homme voulut comprendre ce mystère. Le collier suivant, une fois terminé, il ferma boutique et alla se coucher. Au milieu de la nuit, il revint sans faire de bruit pour savoir de quoi il en retournait. Il vit sur son établi des lutins qui maniaient l’alêne, l’aiguille courbe, la scie et le marteau. Ils œuvraient avec une rapidité incroyable et une dextérité sans pareille.
L’artisan s’en retourna sans trahir sa présence. Il était un homme simple, il ne se soucia pas de comprendre ce qu’il venait de découvrir et décida de jouir de cette miraculeuse collaboration tant que les petits êtres voulaient bien travailler pour lui. Les commandes affluèrent, les colliers de décoration se vendirent comme des petits pains, l’argent rentrait dans la caisse sans que l’artisan raisonnable ne s’enrichisse véritablement.
La foire à la louée arriva. Le bourrelier reçut son dû pour les travaux de l’année écoulée. L’homme avait un pressentiment. Le lendemain matin, les lutins travailleurs n’étaient pas venus. Le dernier collier resta à l’état et curieusement c’était là le souhait de celui qui l'avait commandé. Le client demanda à celui qui jusqu’alors était bourrelier et sellier s’il acceptait de couvrir un fauteuil et de lui tapisser son intérieur.
L’artisan vit là l’occasion de se reconvertir. Il accepta de changer d’activité, laissant son matériel de bourrellerie pour devenir tapissier. Alors qu’il acceptait la nouvelle commande, il aperçut dans le reflet de sa vitrine les lutins qui lui firent un grand signe d’approbation. Ils s’étaient fait agents de reconversion de pôle emploi, leur mission accomplie, ils pouvaient s’en aller aider une autre victime de la modernité avant que de repartir au Pôle Nord servir un vieux bonhomme.
Le nouveau tapissier découvrit combien il était agréable d’être payé à la réception de son ouvrage. Décidément, les traditions anciennes ne sont pas toutes à conserver. Il y avait là, une pratique qu’il convenait d’oublier au plus vite. Il reprit le collier en changeant de métier et de clientèle. Il ne revit jamais les merveilleux petits lutins ; il n’en avait plus besoin mais ne cessa jamais de penser à eux en remerciant in-petto ceux qui avaient su lui remettre le pied à l'étrier.
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