Consternation sur la grève
L'œuf de la discorde
Il était une fois une petite sterne, ce bel oiseau migrateur qui vient pondre ses œufs sur les grèves de Loire. On l'appelle aussi « mauve » ou bien « hirondelle des mers ». Elle a le vol si gracieux que nombreux sont ceux de notre pays qui lui vouent un amour profond et une admiration certaine. Pourtant la petite sterne est souvent en danger : elle pond ses œufs à même le sable sur nos îles ; elle a bien du tracas quand l'eau vient à monter ou qu'un promeneur indélicat écrase sa nichée.
C'est pourtant un tout autre péril que dut affronter l'héroïne de cette fable. La demoiselle couvait trois œufs : vingt-six jours à surveiller ce trésor et à tenter de le soustraire aux différents dangers qui ne cessent de peser sur lui. La pauvrette devait, durant ce temps, chercher à se nourrir de quelques petits poissons et se hâter de rentrer bien vite à son poste de surveillance. Il en allait de la survie de ses enfants !
C'est lors d'une de ces absences nécessaires que se déroula le drame qui nous concerne. La belle oiselle n'avait abandonné que quelques secondes son nid mais, à son retour, il manquait deux œufs. Une vipère était passée par là ; sournoisement l'animal avait gobé ce que la pauvrette n'avait pu soustraire à sa convoitise.
La sterne en était toute retournée. Tant d'efforts, tant de patience pour se retrouver ainsi privée du bonheur de voir éclore tous ses œufs. Elle n'acceptait pas cette dure et terrible loi de la nature. Il lui fallait se plaindre, émettre grande et véhémente protestation auprès du roi des oiseaux de Loire. Le balbuzard, ce fier rapace pêcheur qui survolait la rivière de son vol tutélaire, était, selon elle, celui qui aurait pu alerter de la venue de l'infâme reptile.
La petite mouette gracile confia la surveillance du dernier œuf à une commère en mal d'enfant et se rendit en forêt d'Orléans pour importuner le roi alors qu'il couvait lui aussi. Balbuzard est une vedette locale, protégée et respectée ; l'animal a, en outre, la chance d'avoir son nid placé sous surveillance vidéo. Les Ligériens peuvent ainsi suivre en direct sur la toile, l'évolution de la venue au monde des enfants de l'oiseau-roi.
Le balbuzard couvait son œuf unique, perché tout en haut du plus grand pin de la forêt. Il accueillit fort mal la quémandeuse, s'indignant qu'elle puisse protester de la perte de deux malheureux œufs. Elle n'allait pas en faire une histoire : la nature avait des risques qu'il convenait d'assumer quand on prend le risque de pondre à même le sable.
La sterne trouva cette réponse du plus mauvais goût. Elle n'avait pas choisi de pondre au ras du sol : c'était dans sa nature et elle aurait espéré, au moins, trouver un peu de commisération de la part de cet oiseau, perché au sommet de la hiérarchie locale. Avant que de retourner à son dernier œuf, elle fit entendre au prétentieux son désappointement en le menaçant à son tour des foudres de la destinée pour son manque flagrant de compassion aviaire.
Le balbuzard sourit de son regard aquilin. « Qu'elle aille au diable », pensa-t-il ! Il avait bien d'autres chats à fouetter que de surveiller la grève et les petites sternes qui y couvaient, exposées à tous les risques. Lui avait de plus hautes ambitions. Il se pensait investi d'une responsabilité que le classement au patrimoine mondial par l'Unesco lui avait confiée.
La sterne s'en retourna à son ultime œuf. Celui-là, elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Elle se mit en tête de tendre un piège à l'odieuse vipère, cet animal rampant et nageant qu'il fallait punir de son crime. Puisque le balbuzard s'en lavait les ailes, c'est elle, qui allait exercer la justice. Elle mit au point un stratagème afin de châtier la méchante bête.
La petite mouette se cacha derrière un buisson, un maigre bouquet d'herbes sauvages qui se trouvait juste derrière son nid. De là, elle pouvait voir la rivière et la proie qui allait forcément attirer le redoutable aspic. Elle n'eut pas longtemps à attendre, la bête rampante surgit de l'eau pour venir terminer son repas. La vipère n'eut pas le temps de s'approcher plus avant de ce mets qu'elle convoitait. La petite sterne lui sauta dessus et de son bec pointu lui creva les deux yeux.
Folle de douleur, la vipère, rendue aveugle, chercha à trouver refuge dans la Loire. Elle nagea sans trop savoir où elle se rendait, totalement désorientée. Elle divagua ainsi quelques minutes avant de prendre appui sur la berge et de poursuivre sa course désespérée. C'est ainsi, qu'elle se trouva à déranger une laie qui donnait la tétée à sept marcassins de belle taille.
Ce fut la panique dans la bauge. Pour la mère et ses enfants ce fut la débandade. Le mâle était parti au ravitaillement et n'avait donc pu calmer la troupe. Les sangliers allèrent droit devant eux et finirent leur course en piétinant la hutte de la famille castor qui n'avait rien demandé à personne. Une fois encore, ce fut la cavalcade.
Les castors, pensant que les hommes à nouveau s'attaquaient à eux comme aux temps anciens des trappeurs, se dirent qu'il convenait de punir ces odieux personnages. À deux brasses se trouvait un bateau en bois, fierté des mariniers de l'endroit et ennemi juré des rongeurs. Jamais ils n'étaient en paix à cause de ces maudits curieux qui les épiaient et les photographiaient à la moindre occasion.
La troupe en furie s'en prit à l'embarcation qui, sous les assauts répétés des dents de la bande, se retrouva bien vite fort mal en point. Jamais on n'avait constaté pareille réaction ; était-ce la pleine lune, la cause d'un tel accès de folie ? En une nuit et avec le renfort de toutes les queues plates de la région, le pauvre navire finit par sombrer.
Au petit matin, les mariniers qui n'avaient fait de mal à personne, découvrirent l'ampleur de la catastrophe. Ils comprirent bien vite la cause de ce naufrage incroyable. Ils ne pouvaient s'expliquer pareille agression. Ils furent pris, eux aussi, de frénésie. L'un deux déclara, péremptoire, que, sur-le- champ, ils allaient reconstruire un nouveau bateau.
Les hommes ne sont pas plus raisonnables que les animaux de cette fable, c'est bien normal : ce sont trop souvent eux la cause de tous les maux sur cette planète. L'un de ces marins d'eau douce s'empara d'une tronçonneuse et décréta qu'il allait couper le plus haut des pins de la forêt voisine. Vous l'avez deviné : il jeta son dévolu et sa lame acérée sur l'arbre où, justement, maître Balbuzard couvait son œuf.
D'un seul coup, l'arbre chut et l'œuf s'écrasa au sol ; le grand rapace eut juste le temps de s'envoler pour éviter de périr lui aussi. Il constata amèrement l'injuste coïncidence qui ruinait définitivement son désir d'enfant. Les observateurs qui suivaient la couvée, assistèrent, eux aussi impuissants, au drame. Les autorités convoquèrent les mariniers qui avaient retrouvé leurs esprits et regrettaient amèrement la perte de leur navire et le crime qu'ils venaient de commettre.
Quand ils expliquèrent que les castors s'étaient attaqués à leur embarcation, les enquêteurs ne les crurent pas tandis que le balbuzard, qui avait entendu l'explication, alla demander à tire-d'aile des éclaircissements à la famille des rongeurs. Ceux-ci s'excusèrent des conséquences imprévisibles de leur coup de folie et chargèrent à leur tour la laie et ses petits.
Balbuzard s'en alla poursuivre ses investigations auprès de la famille sanglier. Il fut très surpris d'apprendre qu'une vipère aspic était venue interrompre la tétée sans raison apparente et qu'elle avait déclenché un mauvais tour de panique dans la troupe. Le rapace se mit alors en quête de retrouver le serpent et le découvrit, accompagné d'une chienne labrador qui lui avait proposé ses services.
Le reptile aveugle, certes, mais ayant retrouvé ses esprits, expliqua alors la cause de son infirmité. Il avait été sauvagement agressé par une sterne dont il avait l'intention de gober le dernier œuf. Le Balbuzard comprit alors que la véritable cause de son malheur était sa visiteuse indignée de la veille . Il alla lui demander des comptes.
La Sterne reçut fort mal le grand balbuzard. Elle lui rappela sa morgue, son mépris et son indifférence passés. Elle tança celui qui n'était plus que l'ombre du roi des oiseaux. « Voilà, lui dit-elle, ce que c'est que de ne pas rendre la justice quand il est temps. Une affaire mal jugée peut avoir des conséquences imprévisibles. Puissiez-vous retenir la leçon pour votre prochaine nichée » ! Par la suite, la gentille sterne eut le bonheur de voir naître le dernier de ses oisillons. Il fut pour elle un précieux réconfort. Elle se consola ainsi de la perte des deux autres. La vipère, de son côté, accepta son infirmité grâce à l'amitié du labrador et cessa de gober des œufs ; ce qui était du reste fort mauvais pour son cholestérol.
Les castors se firent à nouveau les dents sur les saules blancs et les mariniers se construisirent un bateau plus beau encore que le précédent. Seul le balbuzard rongea son frein une année durant avant de retrouver, avec la félicité que l'on imagine, les joies de l'enfantement.
Justiciablement vôtre.
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