Dans la caverne d’Ali Baba
Sept ans de bons et loyaux services ! Et me voilà remisé sur une étagère, nanti d’un numéro matricule tel un condamné de droit commun. Mais bon, je garde espoir car je n’imagine pas un instant que Florence va m’abandonner à mon triste sort...

Il faisait un temps de chien mardi matin lorsque Florence a quitté notre appartement de la rue des Fusillés au Kremlin-Bicêtre en me serrant sous son bras le temps de verrouiller la serrure trois points de la porte. Elle m’a déployé dans le hall de l’immeuble puis s’est jetée dans les bourrasques en comptant sur ma fidélité pour la protéger. J’ai fait de mon mieux, comme d’habitude, mais le vent était particulièrement violent ce matin-là. J’en ai même été retourné à deux reprises. Arrivée au métro, Florence m’a replié pour ne pas éborgner les voyageurs qui s’ébrouaient dans la salle des recettes. J’étais mouillé jusqu’au plus profond de mes plis et je ressentais des courbatures aux baleines. Mais je savais qu’avant même de brancher son PC de bureau, Florence me déploierait près des convecteurs pour me sécher et me désengourdir l’armature.
Malheureusement, cela ne s’est pas passé ainsi. Dégoulinant d’eau, je n’ai pu prétendre me délasser confortablement sur les cuisses de Florence, plaqué contre son sac à main, et j’ai été relégué au pied du strapontin où elle avait pris place dans une rame de la ligne 7. Arrivée à Chaussée d’Antin, Florence est descendue du métro en m’oubliant sur le sol douteux de la rame. C’est une Marocaine âgée vêtue d’un caftan qui m’a trouvé puis remis au guichet de la station Crimée. L’employé de la RATP m’a observé sous toutes les coutures, enregistré sur un logiciel spécifique puis mis à sécher dans un coin de la recette.
Une journée s’est écoulée. Après être passé dans de nouvelles mains et avoir repris le métro emprisonné dans un carton, je me suis retrouvé dans un local de la RATP avec divers objets trouvés, comme moi, sur la ligne 7. L’équipe des Objets Trouvés du département Métro est venue nous chercher dans la soirée après avoir déjà recueilli les OT de plusieurs autres lignes. La tournée terminée, nous étions plusieurs dizaines d’infortunés. Il y avait là, outre des bouquins et des vêtements anodins, une vieille sacoche en cuir, une élégante paire de gants, trois autres parapluies, un faux sac Vuitton, un passeport libanais, deux téléphones portables, un trousseau de clés, un baladeur MP3, deux paires de lunettes, un 33T de Raoul de Godewarsvelde, un ourson mâchouillé des pattes aux oreilles, et une… prothèse dentaire ! Nous avons tous été incarcérés dans un local sécurisé du siège de la RATP rue de Bercy (12e) où nous avons rejoint les OT en provenance des départements BUS et RER : plusieurs dizaines pour la seule journée de mardi, la palme de l’originalité revenant à un cœur écorché en résine peinte, et celle de l’érotisme à un vibromasseur à picots fuchsia !
Un traitement prioritaire pour les doudous
Dès le lendemain, nouveau transfert vers le 36 rue des Morillons (15e), la caverne d’Ali Baba de la Préfecture de Police où, paraît-il, les OT en provenance de la RATP représentent 45 % des objets perdus à Paris, excepté ceux de la SNCF qui gère ses propres centres de dépôt dans les gares sans passer par la préfecture. Après avoir été enregistrés sur le logiciel maison par l’un des 32 employés, nous avons reçu chacun un numéro matricule avant d’être dispatchés dans les centaines de mètres linéaires de rayonnage répartis sur 750 m². Déprimant ! Surtout quand on sait que si l’on n’est pas réclamé, il va falloir passer là trois à quatre mois pour les OT (1) dont la valeur estimée est inférieure à 100 euros – les anodins en jargon maison –, et jusqu’à 18 mois pour les objets de valeur. Naturellement, je me suis retrouvé avec les parapluies de moins de 100 euros, ce qui m’a vexé vu que j’avais été acheté 135,60 euros aux Galeries Lafayette. Cela dit, sans vouloir me vanter, placé entre un pépin de croque-mort manifestement fatigué et un riflard publicitaire Ricard, j’étais l’un des plus fringants de l’étagère.
Deux jours déjà que je suis là, à me morfondre sur mon rayonnage. Mais comme je suis attentif à tout, je me cultive, histoire de ne pas perdre mon temps. J’ai ainsi appris que c’est le préfet Lépine qui, en octobre 1893, a organisé et centralisé la collecte des OT (2) près du Palais de Justice, les locaux de la rue des Morillons où nous avons atterri, mes compagnons d’infortune et moi, n’ayant été affectés au Service des Objets Trouvés qu’en 1939. Rien de passionnant dans tout cela, je vous le concède. Et même si je vous dis que près de 500 objets arrivent chaque jour rue des Morillons, je crains de ne pas exciter votre curiosité, ni même de susciter votre soulagement pour le quart des propriétaires qui pourront récupérer dans cet étonnant bric-à-brac les objets que leurs têtes de linotte ont égarés. Malheureusement, tous les objets ne sont pas récupérés par le Service des OT, et sur les 300 visiteurs quotidiens, beaucoup repartent bredouilles, et parfois désespérés. De même y a-t-il de nombreux déçus parmi les 400 personnes qui téléphonent chaque jour pour s’enquérir d’un objet qui leur est cher, que ce soit sur le plan financier, professionnel ou sentimental. Mais c’est la vie, et plutôt que de stigmatiser le « malhonnête » qui s’est accaparé sans vergogne l’objet perdu, mieux vaut se dire qu’il est tombé dans les mains d’un malheureux qui n’aurait pas eu les moyens de l’acquérir. On se console comme on peut !
J’ai également appris que de nombreux doudous, tel mon compagnon le nounours mâchouillé, figurent parmi tous ces objets trouvés. Tombés d’une poussette sur la voirie, dans le métro, ou dans les allées d’un parc municipal, ou lâchés par un gamin endormi dans les bras de sa maman, ils sont quelques-uns à débarquer chaque jour rue des Morillons. Mais s’ils bénéficient d’une attention particulière des employés, peu sont restitués et, passée la période d’espoir des premiers jours, la plupart sont condamnés à passer les quatre mois réglementaires sur une étagère à doudous ! Et cela d’autant plus que, contrairement aux doudous trouvés dans les transports parisiens, ceux qui ont été collectés sur la voie publique sont d’abord stockés, comme tous les OT en provenance de la voirie, durant cinq jours dans le commissariat de quartier le plus proche avant d’être envoyés rue des Morillons.
Langouste et sombrero
Une semaine de détention déjà ! Je commence à perdre espoir quand, soudain, un employé me saisit et m’emporte avec lui. Florence est au guichet, tout heureuse de me revoir. Et moi donc ! Reste à régler les frais de garde. Pour un anodin, ce sera 10 euros. Florence s’acquitte sans sourciller du prix de son étourderie. Puis elle me prend en main et, après un salut joyeux, sort du 36. Je ne peux même pas la remercier en la protégeant : il fait ce jour-là un temps superbe.
Revenu rue des Fusillés et rangé à ma place habituelle dans le placard de l’entrée, je repense à la rue des Morillons et à mes compagnons qui se morfondent sur leurs étagères. Les trois-quarts des objets ne retrouveront pas leur propriétaire mais, pour ceux qui n’auront pas été réclamés par leur inventeur, il y aura une nouvelle vie, soit par le biais des associations auxquelles auront été cédés les anodins, soit par celui d’une vente aux enchères des Domaines organisée pour liquider les objets de valeur. Il arrive cependant que certains objets ne quittent plus le Service des Objets Trouvés : ceux qui sont remisés dans le « Coin des Insolites ». On y trouve, entre autres objets surprenants, un crâne humain, une robe de mariée, une cornemuse, un uniforme de policier, une langouste naturalisée, un sombrero, une prothèse de jambe, une carte de détective brésilien, un sabre du 19e siècle, un coucou suisse, et même une poupée gonflable ! Comme quoi tout se perd. Ou tout se trouve. Et ce n’est pas Patrick Cassignol, le chef du service, qui dira le contraire. Un bon convive, cet homme-là, car assurément il pourrait en raconter, des anecdotes. Comme celle de cette bague perdue par une Américaine et rangée dans les anodins au rayon des bijoux de faible valeur. Expertise faite, il s’était avéré que ladite bague valait au bas mot… 30000 euros ! La propriétaire a sûrement dû pousser un gros soupir de soulagement en réglant les 10 euros de frais de garde, même majorés de 3% de la valeur de l’objet !
Une bonne idée, ça : inviter Patrick Cassignol. Il faudrait que je la suggère à Florence. Mais comment se faire entendre quand on n’est qu’un modeste parapluie ?
(1) Les objets de moins de 100 euros sont gardés 3 mois pour le « perdant » et un mois supplémentaire pour « l’inventeur ». Les objets d’une valeur estimée à plus de 100 euros sont conservés un an pour le « perdant » et six mois supplémentaires pour « l’inventeur ».
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