Il ne fait que passer
Victor ne semble pas être de ce monde. Il parcourt l'existence à contre-courant d'un temps qui va de l'avant en accélérant sans cesse le pas de telle sorte du reste que les gens se juchent sur des engins électriques pour forcer la cadence. Victor tout au contraire aime à prendre son temps, à flâner quand les autres courent, à baguenauder, à converser avec des inconnus qui tout comme lui, ont fait le pari insensé de se laisser aller à leur fantaisie.
Victor hausse les épaules quand on lui dit que c'est là un luxe, qu'il est privilégié de s'offrir ainsi ce pas de côté qui l'écarte de la ronde folle des déments de la pendule. Il rit de cette remarque quand il observe ceux qui justement se pensent être les esclaves de la trotteuse, de la cadence, des impératifs alors qu'ils ne sont que les misérables serviteurs d'un petit appareil qu'ils ont dans la poche.
Victor s'amuse de les voir ainsi enchaînés à l'actualité en temps réel, aux messages sans queues ni têtes de cette myriade d'amis qui ne brillent surtout pas par la pertinence de leurs messages, par ces alertes en tous genres qui de la météo à la rubrique sportive ne cessent d'alimenter une frénésie d'informations aussi évanescentes qu'inutiles.
Victor n'est pas branché, ce qui lui donne ce pouvoir incroyable désormais d'aller où il veut sans avoir à subir les injonctions d'un robot mal embouché qui le pousse à choisir des chemins recommandés pour leur rentabilité. Un bon hédoniste, il se moque de gagner du temps ou de l'argent, il taille sa route le nez en l'air, prenant la peine de s'arrêter quand bon lui semble.
Victor agit de même avec ses relations. Il arrive à l'improviste, ne pensant pas qu'il peut déranger, importuner ou se casser le nez. Dans les deux premiers cas, il compte bien sur la franchise de ce qu’il vient voir pour lui dire aimablement de repasser une autre fois. Il fait sans doute erreur, l'hypocrisie est devenue presque une seconde nature dans les relations humaines.
Quant au risque de se casser le nez, vraiment c'est bien le cadet de ses soucis. Il ne fait que passer et si la porte est close, il ira en trouver une autre ou bien se contentera de flâner dans le secteur. Pourquoi vouloir toujours atteindre un objectif fixé à l'avance, se donner une feuille de route y compris pour les relations amicales, les loisirs, les bons moments.
Victor hausse les épaules, se dit que cette hystérie collective leur passera bien, même si, à bien y regarder de plus près, le mouvement s'accélère plus qu'il ne ralentit, que la folie gagne toutes les catégories et tous les âges. Pour lui, c'est à ne pas douter ce maudit insupportable engin de télécommunication qui en est non pas la cause mais l'agitateur, le catalyseur.
D'ailleurs, si par miracle on lui ouvre la porte, il n'est pas garanti qu'il soit face à un interlocuteur pleinement présent. L'autre ne fermera pas sa boîte magique, prendra même le temps de répondre, d'écrire, de le consulter durant sa visite. Ce sera exactement la même chose s'il retrouve des amis au cinéma, au restaurant, au spectacle.
Le lointain est prioritaire, le tout proche n'a plus guère le choix que de téléphoner ou bien envoyer des SMS s'il veut être pris en considération par la personne qui se trouve à proximité de lui. Victor ne fait que passer et se passe aisément de ce que les autres, tous les autres ou peu s'en faut, ne peuvent plus débrancher.
Victor ne modifiera pourtant pas sa pratique. La courtoisie jadis était une qualité essentielle dans les relations humaines. Elle l'est sans doute encore aujourd'hui car à bien y regarder, tous ces robots lobotomisés et pucés ne sont plus tout à fait humains et manquent absolument et irrémédiablement de courtoisie. Et cette fois, Victor ne peut passer là-dessus !
À contre-temps.
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