L’anguille mirifique
Il advint que depuis quelque temps, un pauvre pêcheur de Loire, s’en revenait toujours bredouille. Le vent de nord-est et le froid ne pouvaient expliquer à eux seuls qu’il remonte ainsi des filets désespérément vides. Il devait y avoir là quelques maléfices sournois qu’une birette des environs lui aurait lancé. Pourquoi ? Il n’en savait rien, lui qui ne faisait jamais le moindre mal autour de lui.
Ce jour-là, il n’y avait plus rien à manger dans la maison et la femme du pêcheur, grosse et sur le point d’accoucher, l’implora de tenter à nouveau sa chance car grande était sa faim. Il lui fallait prendre quelques forces pour mettre au monde ce gamin qui n’avait de cesse de remuer dans son ventre. Elle le sentait tout disposé à tenter une sortie et se savait trop faible pour supporter cette redoutable épreuve.
Le pêcheur retourna à sa barque et à ses filets. Il prit la précaution, avant que de se lancer sur la Loire, de passer par une stèle dédiée à Cernunnos, le dieu de la prospérité. Il fit offrande de quelques baies qu’il avait ramassées en chemin, de bien maigres cadeaux qu’il pouvait consentir en cette période de disette. Il s’en alla alors sur les flots, le cœur confiant.
Quand il remonta son filet, il n’ avait pris dans les mailles qu'un seul poisson, une anguille qui s’adressa à l’homme :« Je suis heureuse de me donner ainsi en sacrifice pour que ta femme puisse accoucher. Il te faudra suivre à la lettre mes recommandations afin que la prospérité revienne dans ta maison tout en repoussant à jamais le maléfice qui te tourmente depuis trop longtemps »
Le pêcheur ne fut pas plus surpris que cela de s’entretenir avec une anguille. La Loire est rivière magique, bénie des dieux celtes comme des princes tout autant que de la clémence des cieux. Il demanda tout naturellement à l’anguille ce qu’il devait faire pour atténuer sa peine et se concilier les puissances divines.
L’anguille se lança alors dans une longue tirade, expliquant le rituel qu’elle attendait de lui pour chasser le mauvais œil tout en conciliant les forces bénéfiques : « En tout premier lieu, toi et tous tes descendants, vous devrez manger dorénavant l’anguille, toujours en matelote au risque de briser le contrat que nous établissons ensemble. Seul un bon vin rouge de Loire permettra de maintenir cette clause incontournable »
Le pêcheur accepta d’autant plus aisément cette exigence que c’était là le plus délicieux des plats. Il devinait qu’il avait affaire à une anguille qui voulait mourir de la plus belle des manières, noyée dans une marmite de vin. Il n’y avait pas plus beau trépas pour cet homme qui ne redoutait véritablement qu’une chose dans l’existence : « Périr noyé en avalant de l’eau de la rivière ! »
L’anguille poursuivit alors :« Tu récolteras mes abats que tu donneras à manger à tes tourterelles, tu récupéreras mon sang, que tu mêleras au vin de la cuisson pour en donner à boire aux deux enfants que ta femme mettra au monde ! Ainsi ils seront à tout jamais sous la protection de Cernunnos. »
Le pêcheur n’en revenait pas. Sa femme allait avoir des jumeaux. La vie était déjà bien assez rude pour que deux bouches supplémentaires ne viennent réclamer leur part. Des jours difficiles s’annonçaient à lui ,sauf naturellement si le poisson disait vrai. Il consentit et sans plus attendre coupa la queue de l’animal pour accélérer son trépas et éviter d’autres demandes.
L’homme fit comme le poisson magique le lui avait mandé. Sa femme prépara la meilleure anguille en matelote qui lui fut jamais donné de manger. Les tourterelles se régalèrent elles aussi de ce qu’il leur servit tandis que le pêcheur se demandait bien pourquoi l’anguille avait eu cette curieuse exigence. Le soir, il mit de côté le jus de cuisson dans lequel il avait versé le sang de sa victime.
Le lendemain, la femme mit au monde deux filles, au grand désespoir du mari qui pensa aux dotes qu’il faudrait accumuler pour envisager de pouvoir les marier. Il leur fit boire quelques gouttes d’un breuvage surprenant pour des nouvelles nées, en les leur glissant sur le bout de la langue. Il ne faisait pas encore tout à fait confiance aux prédictions de l’animal. Rapidement pourtant, il s’aperçut que la vie, pour lui et les siens était bien plus facile qu’autrefois. Tout d’abord, de ce jour, il remontait de la rivière, des filets fort bien garnis, de quoi gagner sa vie de son métier.
Bien mieux encore, dans le colombier, les deux tourterelles qui avaient mangé les abats donnèrent, à chaque nouvelle Lune, chacune un petit œuf en or durant une existence que le couple trouva trop brève. L’homme et sa femme eurent pourtant la sagesse de garder en vie le plus longtemps possible, les deux oiseaux extraordinaires tout en repoussant la folie de dilapider le trésor ainsi accumulé.
Ils gardèrent les œufs magiques pour constituer la dote de leurs filles. Celles-ci grandirent et devinrent des jeunes filles d’une immense beauté. Elles eurent tant de prétendants que bientôt la ronde de ceux-ci troubla l’existence du couple. L’homme se souvenant du miracle qui précéda la venue au monde de ses filles, se dit, qu’il devait pousser plus loin sa bonne fortune. Il déclara qu’il ne les donnerait en mariage qu’à des jumeaux venant d’un pays qui avait dans ses armoiries des anguilles.
C’est ainsi que deux braves garçons se présentèrent à lui, deux savoyards qui arrivaient de Aiguebelle. Ils étaient de passage dans la région et avaient entendu la curieuse exigence du pêcheur. Pour leur plus grand bonheur, ils étaient jumeaux, pauvres certes puisqu’ils tentaient de survivre en ramonant les cheminées mais riches d’une santé et d’une bonne mine sans pareilles. Quant au blason de leur village, il était composé de la croix d’argent savoyarde avec trois anguilles d'or nageant sur un fond vert.
Aussitôt, les jeunes gens se plurent, trouvèrent des terrains d’entente et même un peu plus. Le mariage ne tarda pas, le trésor accumulé durant la vie des tourterelles leur fut confié. Ils en usèrent avec une extrême parcimonie, les tourtereaux avaient connu la misère et gardèrent la tête sur les épaules, ne puisant guère dans cette richesse soudaine.
Les filles eurent en même temps des enfants. Pour satisfaire au blason de la ville de leurs maris, elles donnèrent naissance à des triplets toutes les deux, des gamins fluets qui devinrent au fil du temps de solides gaillards, des garçons braillards comme il convient. Cela incitant le pêcheur qui désormais croyait aux signes du destin de conseiller aux jeunes couples de conserver le trésor pour offrir à leurs garçons, le moment venu, deux grands bateaux à trois mâts pour aller sur la mer jolie.
C’est ainsi que quelques années plus tard, deux voiliers partirent de Nantes pour aller croiser du côté de la mer des Sarcasses et ramener grande fortune. Le destin a de curieux détours qu’il ne faut jamais chercher à comprendre. Quant à la morale de cette histoire, il vous appartient d’en comprendre véritablement la portée en dégustant des anguilles en matelote.
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