L’épopée des archives Barbie
Un criminel contre l’humanité, un président de la République, son ministre de la Défense, un mystérieux abbé, de forts relents remontant à la période de l’occupation et encore « 3 ou 4 kg » d’archives ultrasecrètes que le pouvoir politique s’applique à soustraire à la justice... Tels sont les principaux ingrédients exhumés de l’ombre par Bakchich pour les vingt ans du procès Barbie.
Évoquée récemment par Bakchich, la figure de Jacques Vergès est marquée par une succession de combats - la fameuse stratégie de rupture - au travers desquels il apparaît épouser, cigare et sourire aux lèvres, des causes réputées indéfendables.
L’événement judiciaire majeur que fut en 1987 le procès de l’ancien chef de la Gestapo de Lyon, Klaus Barbie a constitué l’une des plus rudes parties jamais engagées par « l’avocat du Diable ». Et notamment lorsqu’il promet des révélations sur l’arrestation de Jean Moulin.
Tortionnaire de Jean Moulin, organisateur de la déportation des enfants d’Izieu, Klaus Barbie est expulsé en février 1983 par la Bolivie.
Au terme de tractations discrètes entre Paris et La Paz, Barbie se retrouve dans un avion pour la France et est aussitôt incarcéré à la prison de Montluc à Lyon, là même où il avait sévi, 50 ans plus tôt. L’instruction de son procès pour crime contre l’humanité durera quatre ans.
Si la France a donné la main à l’exfiltration de Barbie, de sérieuses divergences d’appréciation au sommet de l’État sur l’opportunité d’un tel procès se font jour. À l’Élysée et à la Défense, François Mitterrand et Charles Hernu ne sont pas sur la même longueur d’ondes que Pierre Mauroy ou son ministre de la Justice Robert Badinter. Pour simplifier, rouvrir les plaies de la période de l’Occupation - et la perspective d’un grand déballage - n’enchantent guère le Château, passés personnels de Mitterrand et de Charles Hernu obligent. De petites précautions s’avèrent nécessaires.
Le 9 décembre 1983, Olivier-Renard Payen conseiller d’Hernu à la Défense, adresse une note au ministre pour l’informer que les services secrets détiennent « 3 ou 4 kg » d’archives provenant du BCRA [1] susceptibles d’intéresser l’instruction du juge Riss. Il indique n’avoir relevé « parmi les Français ayant travaillé pour les services de renseignements allemands » que trois nouveaux noms particulièrement marquants. Un seul retient vraiment son attention :
« - Pierre (Abbé) à propos duquel la note indique : « 28-30 ans 1 m 70, agent de la SD, corpulence moyenne portait un béret basque ».
Et M. Renard Payen de s’interroger : « Ce n’est peut-être pas le célèbre abbé Pierre, mais celui-ci était de Lyon et l’âge concorde... Il y a là, à tout le moins une équivoque que Me Vergès ne manquerait pas d’exploiter ».
Puis le conseiller de recommander : « Ma conclusion est que l’on devrait pouvoir sélectionner avec précaution un certain nombre de pièces susceptibles d’être communiquées, si l’on estime politiquement nécessaire de ne pas opposer au juge d’instruction. »
Trois jours plus tard, dans une note manuscrite à Francois Mitterrand, Charles Hernu va beaucoup plus loin : « Dans ce dossier ce qui compte ce n’est pas « la vérité » mais l’exploitation qui peut être faite de ce qui est écrit. »
« Tout sera mis sur la place publique », s’alarme Hernu qui dans une autre note s’inquiète d’informations potentiellement « très dangereuses » (Cf. l’ensemble des documents en ligne sur Bakchich).
Le procès Barbie a un retentissement international et est suivi par des centaines de journalistes. À l’évidence cette mise sur la place publique de simples notes du BCRA ou de tout autre service de renseignement posait un grave problème. Surtout dans le contexte des luttes intestines qui ont parfois opposé les divers services de renseignements à la Libération.
Le danger d’une exploitation par le défenseur de Barbie est sans doute bien réel. Quoique... Jacques Vergès et l’abbé Pierre ont toujours eu d’excellents rapports. Une amitié qui s’est d’ailleurs fortifiée autour de la personnalité de l’ancien dirigeant du PCF Roger Garaudy.
Paradoxalement, Mitterrand entretient alors des rapports houleux avec l’abbé et il aurait pu saisir l’occasion de lui renvoyer la monnaie de sa pièce. Le 13 novembre 1945, un jeune député de la Meurthe et Moselle, Henri Grouès, dit l’abbé Pierre, dépose devant l’Assemblée nationale constituante la motion suivante : « L’Assemblée estime qu’un homme qui a porté la francisque, même s’il n’a pas par ailleurs commis de crime, a commis une erreur qui est pour le moins d’une telle gravité qu’elle rend impossible sa présence au Parlement. »
François Mitterrand peut-il l’avoir oublié ? Est-ce une coincidence fortuite si l’abbé Pierre a refusé la Légion d’honneur des mains de Mitterrand pour l’accepter quelques mois plus tard du président Chirac ?
Quoi qu’il en soit, Mitterrand et Hernu prennent le parti de ne communiquer aucun document à la justice.
Sans que l’affaire soit close.
Quatre ans plus tard, en décembre 1987, le procès Barbie terminé, la DGSE entreprend de récupérer ses archives. Des originaux. Avec beaucoup de (fausse ?) naïveté, le directeur de l’administration de la DGSE écrit au président la Cour d’assises de Lyon pour récupérer ses cartons. Le procureur général, par retour du courrier, objecte que ce dossier « n’a jamais été remis à M. Riss, juge d’instruction » et qu’en conséquence il n’est pas « en mesure de vous restituer des documents qui n’ont jamais été joints au dossier ».
Imparable .
Mais où sont donc passées les archives de la DGSE ?
En janvier 1988, le ministre de la Défense de Jacques Chirac, André Giraud (c’est la cohabitation) s’adresse personnellement à son prédécesseur Hernu pour lui faire part des « difficultés » rencontrées par la DGSE pour remettre la main sur ses cartons.
« Au cas où vous détiendriez ces dossiers » écrit le ministre, « je vous serais bien obligé de... ». Etc.
C’est - bien contraint - que Charles Hernu rend, le 4 février 1998, au chef d’étude de la DGSE, J.-P. Chauveau, les « quatre cartons (....) contenant 248 documents ( ...) sous réserves de vérifications ultérieures » et dont le ministre avait enrichi sa bibliothèque.
Quant au mystérieux Pierre abbé, agent présumé d’un adjoint de Barbie et homonyme de feu la personnalité préférée des Français, il n’y a que le sommet de l’État mitterrandien pour penser que ce pouvait être le même, semble-t-il.
[1] Bureau Central de renseignements et d’action fondé par le colonel André Dewavrin-Passy dit « Passy », les services secrets de la France Libre
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