La ville fantastique du chancelier Rolin
Peint par Van Eyck sur un bois de 66 x 62 cm, La Vierge du chancelier Rolin est un des plus beaux tableaux que possède le musée du Louvre. Mais quelle est donc cette ville que le peintre génial a voulu représenter ? Mais oui ; il s’agit de ma ville : Chalon-sur-Saône.
Le chancelier Rolin est à genoux, sur son prie-dieu, face à la Vierge de Chalon. Son regard perdu dans l’infini imagine déjà l’image du Chalon nouveau que va enfanter une population rassemblée dans une église riche de vertus (les pierres précieuses, les tissus somptueux évoquent cette richesse... morale). Suivant la tradition, l’ange du Seigneur ceint la Vierge, patronne de Chalon, de la couronne des reines. Le grand chancelier de Bourgogne est venu remercier la patronne de Chalon pour tous les miracles qu’elle a faits pour sa ville... et il lui demande un nouveau miracle.
Nous sommes dans une pièce d’apparat. Comme pour une mise en garde, les scènes des chapiteaux nous rappellent le terrible drame de l’humanité naissante : le Paradis, puis la faute et l’exil ; l’offrande à Dieu de Caïn et d’Abel, puis le meurtre ; l’arche de Noé, puis son ivresse.
La question qui a irrité tous les experts jusqu’à ce jour est la suivante : où diable le peintre a-t-il placé son chevalet ? La réponse que je propose est surprenante : dans les hauteurs du ciel. Cela signifie que Van Eyck, pour peindre Chalon, s’est mis à la place de Dieu qui voit tout, mais qu’on ne voit pas. Autre question : quel est ce palais ignoré, inconnu ou méconnu, quelle est cette pièce d’apparat dans laquelle le chancelier a choisi de se faire peindre ? Ma réponse est de même nature : dans la salle du trône du palais fortifié de la Vierge de Chalon, entre ciel et terre.
Ce palais se déplace jour et nuit sur une orbite sensiblement ovale, au-dessus des fossés et du bras de la Genise qui ceinturent la ville. C’est ainsi que sans se lever de son trône, la Vierge peut voir et protéger l’ensemble de la cité en en faisant le tour.
Pour peindre son tableau, il a fallu que Van Eyck imagine une perspective depuis plusieurs points de vue en se plaçant sur l’orbite précitée, grosso modo sur une partie du parcours allant du fossé de l’évêché jusqu’au bras de la Genise.
Vision de Van Eyck ou vision de Dieu ? Apparemment, c’est la deuxième hypothèse qui est la bonne puisque Van Eyck est dans le tableau. Vêtu de la pèlerine brune qu’il affectionne, il se penche pour admirer et observer le moindre détail comme tout peintre digne de ce nom. Si nous nous plaçons dans la vision du chevet de la cathédrale, nous sommes au-dessus du fossé, à hauteur de l’évêché. Si nous nous plaçons dans la vision du pont, nous sommes à la confluence du fossé et de la Saône, à environ 300 mètres à son Nord-Est. C’est le moment que Rolin a choisi pour venir visiter la Vierge et pour faire immortaliser cet instant par Van Eyck. C’est un endroit bien particulier. La tour Marion est en dessous de nous. La paroisse Sainte-Marie où habitent les pêcheurs est derrière nous. Le palais volant s’est engagé au-dessus du fleuve ; il est orienté comme s’il voulait continuer sa route en direction du bras de la Genise.
Derrière Van Eyck, attendant la réalisation de son grand projet de rénovation de la ville de Chalon, le duc de Bourgogne, coiffé de son fameux turban rouge, se prépare à admirer le spectacle. Comme de juste, il est au centre du tableau.
La Saône ondule, royalement. Seules, quelques cadoles à rames au profil effilé l’animent. Le groupe d’îles de La Benne-la-Faux - inondable aujourd’hui probablement comme hier - s’est rapproché pour les besoins du peintre ; et de son sol luxuriant a jailli le bouquet d’une demeure princière. Le futur pont Saint-Laurent enjambe le fleuve dans une envolée qui n’a rien à envier à celui de Cahors. L’imposante tour à pont-levis qui fait face à l’île lui donne une incontestable harmonie, tandis qu’une simple croix met en valeur le dépouillement de son architecture.
Le premier méandre du fleuve contourne, sur sa rive droite, la corne d’une longue zone boisée à fleur d’eau. Il s’agit de la colline de Lux dont la pente monte doucement jusqu’au village.
Dans le méandre suivant, le mouvement de terrain est plus abrupt et s’élève jusqu’à une hauteur dominante du massif montagneux, site apparemment stratégique où pointe le clocher d’une église romane dont le porche est curieusement tourné vers la Saône (peut-être parce que c’était plus facile pour le peintre de la représenter en l’orientant ainsi). Est-ce le Mont-Saint-Vincent ? Au bord du fleuve, dans la corne qui s’avance, est-ce Tournus ?
Enfin, dans le dernier méandre, apparaît la colline de Fourvière avec, à ses pieds, la ville de Lyon. Et puis, ce sont les montagnes, plus ou moins enneigées, qui ferment l’horizon, les hautes Alpes déchiquetées à gauche, le Massif central aux calmes versants à droite.
Sur la rive gauche du fleuve, le pont nous conduit dans une île Saint-Laurent aux quais fortifiés, avec son église, aujourd’hui disparue, qu’entourent des maisons bourgeoises et des squares arborés, notamment sur l’actuelle place Thévenin. De l’autre côté du bras de la Genise, qu’une lignée d’arbres permet de deviner, se dresse une étonnante butte verte, futur lieu de promenade pour les habitants de la ville. Dans le projet de Nicolas Rolin, cette très importante butte est appelée à remplacer... les marais et autres terrains marécageux qui se trouvent derrière l’île et qui, après un sérieux remblaiement, seront rendus à la culture. Au-delà, s’étend la plaine de Bresse jusqu’au Revermont.
Sur la rive droite, le pont nous conduit vers une cathédrale Saint-Vincent magnifiquement restaurée dans le style flamboyant : deux ailes entièrement rénovées, toit en ardoises, flèche à la croisée du transept, grandes fenêtres gothiques aux immenses vitraux, chapelles latérales entre les arcs-boutants, flèches de pierre aux pinacles, deux grands clochers-tours aux hautes ouvertures en façade (seule la gauche est visible dans le tableau, la droite si on fait face au monument), et enfin de magnifiques escaliers de pierre sur l’arrière. Derrière l’église, une chancelière en projet est composée d’un corps de bâtiment flanqué probablement de deux tours dont seulement une est visible. Cette chancelière sera effectivement construite par le chancelier Rolin, mais le bâtiment flanqué de deux tours, quoique de grande hauteur, aura une forme plus classique (voyez le plan de Rancurel).
Un peu plus à gauche, un beffroi pointe vers le ciel une architecture de grandes baies vitrées incroyablement futuriste, assez semblable à celui de Bruges. Le beffroi a été effectivement construit sous le règne de Philippe le Bon. Même remarque que précédemment.
Sur la berge du fleuve, au pied du rempart de la basse enceinte qui s’accroche à ses poternes, jusqu’à la tour des Ecorcheurs qui s’avance dans l’eau, s’étend le port. La partie en aval du pont est réservée aux bateaux de pêche, la partie en amont aux moulins montés sur barques. Autrement dit, le chancelier Rolin prévoit que ces moulins quitteront les piles du pont auxquelles ils sont accrochés et qu’ils endommagent, pour s’aligner d’une façon toute militaire sur la partie du port qui leur sera dorénavant réservée. Hélas, les moulins continueront comme auparavant à s’accrocher aux piles et à les ébranler. Dans la partie en aval, l’ancienne plage où les pêcheurs tiraient leurs barques a disparu pour laisser la place à un quai surélevé qui s’est avancé dans le lit du fleuve jusqu’à s’aligner sur la tour des Ecorcheurs, offrant ainsi à la population un nouvel espace de promenade.
La grande rue, centrale, manifestement très animée, nous amène à l’ancienne et principale sortie, l’imposante porte fortifiée de Beaune, véritable ornement de la ville (deux étages au-dessus de l’ouverture voûtée ; deux hautes tours l’encadrent). A gauche, entre cette porte de Beaune et le beffroi dont j’ai parlé, pointent les clochers de l’église Saint-Georges et de la Commanderie de Saint-Antoine (voyez le plan de Rancurel).
A la sortie de cette cité ceinturée de murailles et hérissée de clochers (sur les sept églises paroissiales existantes, écrit Martine Chauney, seule la cathédrale est restée), une muraille garnie de tours (basse enceinte ?) grimpe la côte, de la gauche vers la droite, jusqu’à l’ancienne abbaye de Saint-Pierre que l’on reconnaît à son important clocher. Une route en lacets, partie de la porte de Beaune, nous donne la direction d’Autun. En haut de la pente, nous découvrons l’église de Chatenoy-le-Royal que Van Eyck a flanquée de deux grandes ailes qui ne seront jamais construites. Légèrement en contrebas une tour indique le château du vieux Charreconduit.
Comme nous avons quitté la route d’Autun pour passer devant l’église de Chatenoy, nous continuons sur le chemin qui mène à Taisey où, là aussi, une tour désigne l’antique forteresse avec le grand pont dormant cité dans un document de 1508. Puis, nous redescendons par la rue du château du vieux cadastre pour reprendre l’ancienne voie dite romaine, très fréquentée, qui traverse Saint-Rémy. Depuis le carrefour du Pont-Paron où nous avons traversé la Thalie, nous montons la pente douce en admirant les vastes prairies verdoyantes des fermiers de Taisey. Au centre de chaque parcelle, nous admirons les fermes d’une agriculture restructurée. Enfin, nous redescendons la pente jusqu’à Droux d’où nous continuons notre chemin jusqu’à Lyon.
Tout en marchant, nous nous posons deux questions.
Première question : ces champs, ces vastes prés, ces vergers aux limites si rectilignes, ne serait-ce pas un projet de remembrement des terres avec en promesses, pour la population, une meilleure rentabilité de son travail et, pour l’Etat, une meilleure assiette de l’impôt ? Autrement dit : sans bonne politique économique, pas de revenus durables pour l’Etat, et sans revenus pour l’Etat, pas de possibilités pour lui de mener une bonne politique économique au profit des populations. Telle était en effet la pensée politique de Philippe le Bon.
Deuxième question : ce tableau de Van Eyck dans lequel nous sommes entrés et dont nous n’arrivons pas à sortir, cette mise en scène, apparemment religieuse, ne serait-elle pas un voile artistique et mystique qui recouvrirait quelque chose de plus profond ? Ce quelque chose de plus profond, ne serait-ce pas ce qu’on appelait jadis : la Foy de Bourgogne ? Une Foi de Bourgogne qui se serait enracinée en territoire éduen ?
Et voilà que dans ce paysage bien réel, mais sublimé, où chaque fleur, chaque oiseau, chaque chose, chaque composition nous parle dans un langage de symboles, voilà, dis-je, que l’enfant divin lève la main droite et voilà qu’il bénit, et la Saône, et le pont... et le chancelier Rolin.
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