Le paradoxe d’une culture
Par deux fois, j'ai déjà eu l'occasion de présenter Clément Paulin en invité sur ce site comme je l'ai fait pour d'autres rédacteurs. Pas sûr que ce soit à cette adresse sur LinkedIn.
Peu importe, la dernière fut lors de l'écriture de Secrets d'écriture"
Le 1er août, il m'envoyait un de ses opus dans mon mail.
Avec ce billet, je l'invite à s'exprimer.
Je répondrai ensuite avec le titre "Réflexions du Miroir".
Préambule de Clément
Le paradoxe d’une culture dont le seul critère esthétique, la seule vocation morale, la seule fondation éthique, est d’être une culture inclusive, est qu’elle est une culture qui ne défend rien, en feignant de tout défendre. Si notre culture actuelle de l’inclusion sans borne était une personne en chair et en os, et qu’on lui demandait « Qui es-tu ? », elle répondrait à coup sûr : « Je suis qui veut être qui je suis », ou encore : « Je suis celui qui est tous, et que tous peuvent devenir ». Et c’est précisément dire qu’on n’est personne, en fin de compte, que de vouloir être tout le monde à la fois. Plus encore, c’est nier la réalité de l’altérité, dans ce qu’elle a d’irrémédiable — et donc, qui fait d’elle une altérité vraie, et non simulée — que de prétendre que toute altérité puisse se fondre en nous. Nous touchons ici à un fait banal, mais qui déplait à notre époque, qui est que toute chose — et les cultures de même, aussi vaporeux le terme soit-il — pour qu’elle existe, a besoin de limites qui la définissent en tant que chose séparée d’une autre. Vouloir englober en soi toute culture — même au prétexte qu’on le fasse par amour et tolérance — revient, concrètement, à abroger de force la distance nécessaire à l’existence même de cette culture, et donc à détruire ce qu’elle avait de singulier, de non-identique à nous — ou bien, autre possibilité (et c’est plutôt celle où nous sommes), cela revient à détruire en nous tout ce qui était non-identique à elle, pour qu’elle se fonde dans l’espace vacant — la coquille vide — que nous laissons. Et au fond d’elle la globoculture, la culture-englobante, est une culture de la coquille vide : elle fait de tous pays une plateforme plus ou moins interchangeable, où l’on porte aux nues sans trop savoir pourquoi ce qu’on appelle « diversité » ; « diversité » qu’elle dissout, d’ailleurs, sans même s’en rendre compte, dans les cocktails dînatoires de ses fêtes mondaines, au cours desquelles elle s’autocélèbre sans fin....
L’image filmée subjugue, et elle subjugue sans médiation, par sa nature de perception directe. Il y a une forme d’autonomie souveraine en elle, dans cette façon qu’elle a de s’accaparer l’attention, par cette espèce d’obsédante nudité qu’elle dégage : l’image avoue tout, elle dit tout au moment d’apparaître, elle est l’aveu de cette apparition qui nous fuit. Du moins, elle semble avouer — elle est « manœuvre-vers-l’aveu », mais sans jamais l’atteindre. Demeure, malgré la révélation continue de l’image filmée, le secret lové en son sein, que son mouvement efface, comme en bord de mer les vagues effacent les signes tracés dans le sable. L’image promet l’aveu, puis l’image efface sa promesse. Et tout son pouvoir d’attraction tient peut-être dans ce que son secret n’a pas, au fond, de contenu réel, mais qu’elle soit pourtant toujours aimantée vers lui. L’image ne ment pas — elle aimerait pouvoir mentir, mais elle n’a rien à cacher, c’est son mensonge : l’image feint d’avouer un secret qu’elle n’a pas.
Dans Bruit de fond, de Don Delillo
- Où sont les médias ? demande un personnage.
- Il n’y a pas de médias à Iron City, répond un autre.
- Alors, ils ont vécu tout ça pour rien ?, répond le premier.
Le livre est de 1985, et, déjà à cette époque, la satire ne devait pas paraître excessive. Aujourd’hui, ce personnage ne poserait même pas une telle question : chacun peut se charger à loisir de médiatiser sa vie, et la plupart des activités ne se passent plus, d’ailleurs, sans leur médiatisation. Parler de narcissisme quand on évoque tous ces jeunes gens incapables de ne pas prendre une photo ou de filmer tel ou tel instant de leur vie, c’est sans doute tomber dans une critique facile, paresseuse. Le fait est que pour la génération née au cours de ce siècle, les relations sociales n’ont jamais été vécues différemment. Il n’y a pas de comparaison possible, pour eux : l’instance médiatrice a toujours été là. Elle n’est pas quelque chose qui se superposerait simplement à leur vie, comme un outil de partage, souvent utile, en même temps que dangereusement addictif — elle est la structure même dans laquelle s’est moulé leur rapport au monde. La socialité ne se dissocie pas, à leurs yeux, d’une certaine médiatisation de soi. La possibilité même d’une rencontre, les moyens mêmes d’entretenir un lien amical ou amoureux, ont toujours été surdéterminés au préalable par l’instance médiatrice des réseaux : c’est là, en grande partie — si ce n’est en majeure partie — que leurs relations ont pris place et se sont développées. Je crois qu’il est assez difficile, voire impossible, pour quelqu’un qui ne l’a pas vécu, de se mettre dans la tête de quelqu’un pour qui un tel état de fait est la norme. Cette norme, c’est celle d’un monde où le rapport distinctif entre vie publique et vie privée a complètement disparu, ou du moins, s’est considérablement estompé. Les frontières sont devenues poreuses ; les deux pôles du public et du privé, la technologie les a soudés l’un à l’autre. Toute vie privée est nécessairement — toute vie privée doit nécessairement — être rendue visible. Ce n’est même pas l’acte social « par excellence » de leur génération, c’est l’acte social « par défaut » — c’est l’acte social tout court. (Et si la médiatisation est l’acte, c’est que les réseaux sont la scène. Voyez ces adolescent au café, à un arrêt de bus, marchant dans la rue — mais sur leur smartphone : c’est que le lieu réel des interactions est ailleurs.) Je ne connais pas l’état de la littérature en psychologie clinique, mais je ne doute pas qu’une telle réorientation de la manière dont on se sociabilise se soit déjà fait ressentir, au niveau de la prévalence de certains troubles. Le fait que la vie privée soit désormais de part en part sujette aux regards d’autrui, le fait qu’elle doive l’être pour simplement s’inscrire dans la « normalité » des rapports sociaux actuels, place d’emblée chaque individu dans un état de vulnérabilité immense face au groupe : la pression sociale qui s’exerce entre les jeunes aujourd’hui n’a aucune commune mesure avec celle que j’ai pu vivre personnellement. Qu’est-ce qu’une faute, qu’est-ce que le pardon, qu’est-ce qu’une maladresse, qu’est-ce que le secret, qu’est-ce que « l’image qu’on a de soi », qu’est-ce que l’intrusion, qu’est-ce que l’intimité, dans un univers de codes où chaque interaction, dès lors qu’elle s’actualise dans le flux des réseaux, se voit immédiatement scellée en eux d’une manière irrémédiable ? Là, rien ne peut s’oublier, tout s’y réplique sans fin, tout y circule sans délai. La moindre transmission est susceptible de déclencher une réaction en chaîne. Et sur cette scène sociale, où tout est viral et réversible, la réaction en chaîne est d’ailleurs l’épreuve du feu sans cesse rejouée. C’est elle qui fait les réputations, c’est elle qui les défait. C’est elle qu’ils désirent et qu’ils redoutent. Elle est le risque à prendre pour accéder à la valeur. Mais ce sentiment de valeur, comment apprendre à le puiser en soi-même ?
Où trouver le risque qui la sanctifie à leurs yeux, en dehors de la foule quand la foule est partout ?
Flaubert estampille toutes ses phrases comme des pièces de monnaie frappées de son style tonique. Ce serait peut-être le seul défaut qu’on pourrait lui trouver, d’ailleurs. Il y a presque un aspect inquisitoire qui se dégage de cet effort permanent pour bander la corde de sa prose. Chez lui tout est tendu vers cette volonté d’un rythme puissant. On sent que tous ses paragraphes sont chargés à bloc d’une recherche du style — et au fond, sa maîtrise même peut devenir étouffante, par excès de rigueur, de réussite. On voudrait parfois pouvoir trouver chez lui, comme on le retrouve partout chez Balzac, des phrases simples, anodines, qui ne disent que ce qu’elles disent, qui content, qui trébuchent, qui bavardent, qui sont mal accordées. Il n’y a pas de maladresse chez Flaubert. Le Verbe partout doit jaillir, saillant, sans fausse note. Mais quelquefois, cette orfèvrerie si minutieuse a aussi pour effet de nous distancier de son univers fictionnel, nous le faisant considérer comme une machinerie aux cuirasses rutilantes plutôt que comme un monde organique et vivant. Tout comme l’ironie cinglante dont il entoure ses personnages, cette façon qu’il a de tenir bien serrées les rennes de son style nous porterait presque à défendre une certaine prose plus approximative, plus leste, moins sévère — on réclamerait presque à Flaubert, en fin de compte, d’être plus tendre envers lui-même et les vies qu’il invente. La phrase de Balzac a quelque chose de la place du marché d’un village : elle vaque à pied, crotte ses chaussures, s’arrête devant les façades, interroge un concierge au seuil d’un logement, marmonne un commentaire quelconque au vu d’une boutique ou d’un attelage. La phrase de Flaubert, elle, a quelque chose de plus technique, de plus virtuose. Elle est phrase de metteur en scène, de chef-d’orchestre, d’ingénieur. Elle ne s’égare pas comme un promeneur, mais vise avec précision le but qu’elle cherche à atteindre. Elle a plus d’effet visuel et sonore, plus de force d’évocation, plus de causticité, plus de vigueur physique, plus de génie. Ne lui manque, paradoxalement, que l’hésitation — qui nous la rendrait plus humaine.
Montage de notre vie
Il y a toutes les personnes que nous aurions pu être, et que nous ne serons pas. Toutes les vies que nous aurions pu vivre, et que nous ne vivront pas. Et il y a toutes les personnes que nous sommes, mais que nous ne décelons pas en nous-mêmes. Toutes les vies que nous avons vécues, mais que nous ne soupçonnons même pas d’avoir vécues.
Combien d’êtres qui émergent, par la simple modification du montage de notre vie ? Ce qui nous caractérise, ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes, que nous nous voyons de telle manière et percevons notre vie comme une espèce de voyage avec ses arrêts, ses détours, ses motifs, ses buts, puise dans peut-être une vingtaine de scènes fondamentales, autour desquelles gravite le peu de lucidité que nous avons sur nous-mêmes. Il suffirait d’intervertir ses scènes, d’en ajouter, d’en élaguer, pour faire de nous un nouvel être, voir se révéler quelqu’un que nous ne pensions pas avoir été, et que pourtant nous sommes encore, que nous étions déjà. Ainsi Borges, dans quelques pages de ses Enquêtes, parle de toutes les biographies possibles qu’on pourrait écrire au sujet de n’importe quel homme : « Simplifions démesurément une vie, dit-il : imaginons qu’elle se compose de treize mille faits. Une des biographies supposées enregistrerait la série 11, 22, 33… ; une autre la série 9, 13, 17, 21… ; une autre la série 3, 12, 21, 30, 39… Il n’est pas impossible de concevoir une histoire des rêves d’un homme ; une autre, des organes de son corps ; une autre, des tromperies qu’il a commises ; une autre, de tous les moments où il s’est représenté les pyramides ; une autre, de son commerce avec la nuit et avec les aurores ». Le nombre des êtres qui nous habitent est indéterminé — indéterminable. L’opération même qui produit en nous « quelqu’un » — cette cristallisation secrète où l’oubli et la mémoire jouent tous deux au poker — tient réellement du tour de magicien. Le geste qui nous berne tant est celui-là même qui nous échappe le plus. À quel moment notre mémoire a-t-elle bluffé ? À quel autre l’oubli a-t-il remporté toute la mise ? Peut-être bien qu’une tout autre partie que celle que nous avions cru voir s’est déroulée sous nos yeux. Peut-être qu’il nous appartient de nous dire, parfois : « Quand je pense à ma vie, à quoi ne suis-je pas en train de penser ? Où se cachent donc tous ceux que je suis — sans le savoir moi-même ? ».
Soleil, soleil, lumière du Midi
Ce fard sur les monts, ces feux mordorés sur les vignes. Ce ciel d’un bleu persistant, infrangible, d’un bleu dont on pourrait qu’il vient d’une vérité naissante. La blondeur de l’espace au matin. L’horizon blanc, son cercle pastel. Au zénith, chaque couleur brutalement délimitée par l’azur. Au couchant, la fin du jour dégorge tous ses sucs, cet épais marais de lave et d’ambre, avec ses lourds flux d’or. Bas dans le ciel basané, le soleil tombe au ralenti.
Clément Paulin
Réflexions du Miroir
Bonjour Clément,
Heureux de pouvoir écrire une nouvelle fois, des réponses à votre billet.
Quand on n'a une culture, on ne veut pas la perdre. C'est une évidence.
Quand on rencontre d'autres cultures que ce soit en vacances à l'étranger ou chez soi, il s'agit de chercher les liens potentiels et de trouver les différences qui obligeront à se remettre en question avec d'autres idées et manières de vivre sous peine d'avoir des problèmes de connexions et des difficultés à pouvoir s'exprimer en commun sans polémique.
Je ne connais pas l'endroit où vous écrivez. La seule référence que je connaisse est "vous parlez français". Donc nous n'aurons déjà pas de problème de langues qui, autrement, serait souvent une première ségrégation potentielle pour pouvoir entamer une conversation.
Dimanche dernier, nous avons eu les élections communales (mairies) en Belgique. Vous allez tout de suite le lien de votre billet qui parle de culture avec elles.
La semaine dernière, j'ai écrit "Etre démocrate, c'est quoi ?"
Il me semblait que ce serait le bon moment d'apporter des réponses à votre billet.
Je me suis défini dans mon "A propos".
J'habite à Bruxelles. C'est la capitale de la Belgique et de l'Europe. Une ville plutôt spéciale dans laquelle il y a 180 nationalités qui se côtoient en 120 langues différentes. Trois communauté, 4 régions...Je ne parle pas de culture mais cela devrait approcher la mixité des nationalités. Cela oblige à avoir une langue intermédiaire comme l'anglais pour tenter de se comprendre.
Avant les élections je me suis promené dans les communes de ma ville. Les candidats au poste de bourgmestre ont parfois des noms très exotiques et qui correspond à lieu d'origine et à leur culture.
Voter dans une ville comme Bruxelles, qui est plutôt impersonnelle, les Bruxellois, voteront probablement plus en tête de liste que des personnes choisies dans une liste d'un parti. Les bourgmestres ne sont que très rarement rencontrés par la population en dehors d'une période préélectorale ou lors d'un mariage civil dans la maison communale comme le fait le curé dans son église.
Au sujet des élections du 6 juin qui étaient pour élire des députés au niveau régional et fédérale tout est différent. J'en ai parlé avec un texte dont le titre était déjà imaginatif "Elire par la fiction" suivi de "À droite toute"
Dans l'émission "C'est vous qui le dites" de mardi la question était "être premier aux élections ne garantit pas d'être bourgmestre, tout dépend des coalitions... qui peuvent parfois réserver des grandes surprises comme il y en a eu plusieurs depuis dimanche soir à Ixelles, Tournai ou Rochefort par exemple.
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Décidément, d'après les électeurs la démocratie n'est pas la solution... La particratie démocratique quand tu nous tiens par la barbichette... “La démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes”, disait Winston Churchill.
Ce n'est guère mieux aux Etats-Unis puisque l'élection américaine ne se joue pas au suffrage universel direct. Le candidat obtenant le plus de voix n’est pas forcément celui qui sera élu. Pour être élu président, un candidat doit avoir le plébiscite d'au moins 270 grands électeurs. Chaque État dispose d'un nombre de grands électeurs correspondant au nombre de ses représentants au Congrès
J'avais proposé un ordinateur super puissant pour nous envoyer sur la lame du succès.
Hervé Hum m'a ri au nez alors que ChatGPT répondait "L’idée d’être gouverné par un énorme ordinateur quantique soulève des questions fascinantes sur les avantages et les inconvénients d’un tel système, en comparaison avec le gouvernement traditionnel par des humains"....
La plume de Thomas Gunzig, elle, nous apporterait-elle quelques idées de plus dans la nomination des partis
?
Bart De Wever reprend le taureau par les cornes. Il hésite entre le cœur et le poste de bourgmestre d'Anvers et celui du cerveau comme premier ministre.
Le roi Philippe et Mathilde sont à Paris. Ils sont en consultation avec Macron pour savoir comment il a formé un gouvernement que l'on nous promet pour Saint-Nicolas.
Le mélange des cultures parviendrat-il à entrer par la petite portes ?
L'immigration est toujours le problème dans la formation d'un gouvernement.
Si vous n'êtes pas bien là où vous vivez, que l'on ne respecte pas votre politique et votre envie d'exister autrement, il vous viendra d'office l'idée de vous envoyer à un autre endroit dans le monde.
La Belgique est un petit pays par rapport à la France mais le territoire de la France est un pays qui entre plusieurs fois dans un pays comme les Etats-Unis.
J'ai osé donner des alternatives en proposant à des Français qui se plaignent de la politique française d'aller voir ailleurs comment ils seront reçu et pourront exercer leurs qualifications.
En Belgique, nous avons une émission radio et télé appelée "Les Belges du bout du monde". Des Belges, on en trouvent partout dans le monde
Et si je vous invitait en Beldavia ?
Vous ne connaissez pas ?
C'est un pays imaginaire où on parle en une langue bizarre
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Il y a tellement de choses à dire au sujet des cultures qu'il faudrait bien plus qu'un billet. Je remercie Clément pour ouvrir un débat potentiel .
J'ai déjà visité plusieurs expositions dont les exposants venaient de cultures différentes.
Je termine ce billet par une expo dans laquelle était exposée des œuvres très différentes et originales en provenance d'artistes d'horizons différents sur les sujets tout aussi différents que les moyens de les exprimés.
Les photos de l'expo : Cliquez ici.
Allusion
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