Le saut aux loups
Il était une fois, il y a fort longtemps de cela, à Montsoreau, une jeune femme sur le point d'accoucher de son premier-né. La parturiente souffrait depuis plusieurs heures mille morts. Elle savait désormais sa vie en danger tout comme celle de son enfant. La bonne femme qui lui tenait lieu d'accoucheuse avouait son impuissance à la tirer de ce mauvais pas. Chacun dans la maisonnette n'avait plus que la prière pour croire encore au miracle.
Avec cette ferveur religieuse propre à cette époque, la malheureuse eut une dernière exigence, un souhait qui ne pouvait être contredit. Si son fils parvenait à survivre (c'était un garçon, elle le savait au plus profond de son âme), il faudrait l'appeler Jacques. Chacun s'employa à la rassurer sur ce point ; d'ailleurs elle n'avait pas tant de raisons de redouter le pire.
Mais la courageuse femme malgré ces paroles apaisantes, poursuivit dans ce qui serait alors son testament, elle en était certaine. « Je veux encore qu'il fasse pour mon salut éternel, ce pèlerinage à Saint-Jacques- de-Compostelle que je n'ai jamais pu accomplir et cela juste avant de se marier car ensuite, il aura charge d'âmes et ne pourra plus réaliser mon vœu ! »
L'enfant naquit, la femme n'eut que la force de lui poser un unique baiser sur le front avant que de rendre son dernier souffle. Jacques grandit, privé de l'affection de sa mère, dont il ignora longtemps l' ultime requête. Comme il se doit, l’âge avançant, il se prit d'amour pour une fille de son âge, la douce et tendre Dulcinée, une jeune femme qui avait grandi non loin de sa demeure.
Lorsqu'il fit sa demande, la jeune fille qui n'attendait que ça, s'empressa d'accepter. Mais il fallait encore obtenir l'agrément des parents. Ceux de Dulcinée donnèrent immédiatement leur accord : Jacques était un garçon sérieux, pas question de le repousser ! Le père du garçon, se trouva alors contraint d’avouer l’ancienne promesse faite à la mère de l’enfant sur son lit de mort. Il ne pouvait être question de manquer à une parole donnée. Jacques, en bon chrétien, différa son mariage pour honorer la mémoire de sa mère.
Il se mit en route avec son bâton de pèlerin, une coquille et quelques hardes dans un baluchon pour ce long périple qui s’interposait à son bonheur. Sur les chemins de Compostelle, il rencontra de braves gens en quête d'une grâce ou d'un un pardon. Il savait que le chemin serait exigeant, pénible et laborieux. Il lui faudrait encore revenir sur ses pas une fois parvenu à son but.
Dulcinée attendit de longs mois le retour du pèlerin ; aucun moyen de communication à l'époque. Seul son amour pour son grand Jacques lui fit supporter cette terrible épreuve. Enfin il fut de retour, amaigri, les traits tirés, le regard cependant chargé d’un flamme qui trahissait son impatience d'unir sa destinée à celle de son aimée.
Ils allaient décider du jour de la cérémonie quand Jacques surprit une étrange tache rouge sur son corps. Les premiers jours, il n'en s'en inquiéta guère puis il finit par se demander quel mal sournois il avait pu ramener de son voyage. Il consulta une « birette », une vieille paysanne qui sachant les vertus des plantes, concoctait des onguents et des potions dans le secret de sa cuisine. On la disait bien un peu sorcière mais chacun recourait à ses services quand il y avait un mal à soigner.
L' « herboriste » inspecta cette tache sans mot dire mais avec le regard des mauvais jours. Jacques eut un pressentiment insidieux. La dame, pour effacer son trouble tira d’une armoire un flacon. « Mon garçon , tu passeras cet onguent chaque jour sur ta rougeur. Tu reviendras me voir dans sept jours ! » avait lancé la femme laconiquement.
Jacques fit ainsi, scrupuleusement mais sans illusion tant une mauvaise pensée s'était insinuée dans son esprit. Dulcinée, dans son attente fébrile, le trouvait maussade. Son amoureux avait la mine renfrognée et l'humeur ombrageuse. Elle aussi se doutait de quelque chose de fâcheux.
Le septième jour, Jacques retourna voir la guérisseuse. La tache s'était largement agrandie. La vieille le déplora ! D’ un air solennel elle lui assena ces paroles terribles : « Mon pauvre ami, je m'en doutais un peu la première fois mais je ne voulais pas l’admettre. Dieu ne t'a pas remercié de l'épreuve que tu as consentie pour lui. Sur ton chemin, tu as croisé la route d'une maladie terrible. Elle s'est insinuée en toi et tu n'en pourras guérir ... »
Elle lui avoua qu'il avait la lèpre, ce mal effroyable qui le plaçait désormais au ban de la communauté de Montsoreau et de Candes Saint-Martin. Désormais il lui faudrait vivre comme une bête traquée, se terrer loin des autres humains. Sur-le-champ, il quittera le village, renoncera au mariage et à la fréquentation des hommes. Elle lui tendit une crécelle et des grelots pour qu’ainsi les autres soient avertis de sa présence et puissent s’en détourner.
Jacques s'enfuit en pleurant de la masure de la sorcière et se précipita auprès de sa belle pour lui annoncer que plus jamais ils ne se reverraient. Elle comprit, sans qu'il eût besoin de le lui dire, le nom de ce mal affreux. Elle voulut le suivre, lui jurant un amour éternel. Mais Jacques n'était déjà plus du monde des vivants ; il partit sans même un regard pour celle qu'il aimait plus que tout au monde.
Les mois passèrent, le mal empirait, il souffrait le martyre et le désespoir. Son isolement lui était une punition plus grande encore que les maux du corps .Heureusement sa solitude n'était pas complète car son vieux chien Fidèle, le bien-nommé, avait retrouvé sa trace et demeurait à ses côtés, dans une grotte percée dans le tuffeau, à même la falaise . De là, notre infortuné jeune homme voyait la Loire, son unique consolation dans une vie détruite.
Tous les jours, il trouvait au pied d'un arbre, un morceau de pain et un peu de soupe dans une écuelle. Qui lui portait ainsi de quoi subsister ? Il n'avait aucun doute à ce sujet. Deviner ainsi la présence toute proche de celle qu'il lui était impossible de tenir dans ses bras, aggravait encore plus ses souffrances.
Cette année là, il fit un hiver comme il ne s'en était jamais vu en bord de rivière. Les arbres gelaient sur pied, la Loire était prise par les glaces, les humains manquaient de tout et les loups erraient en bande dans tous le pays. En dépit de la neige, d’un froid mordant et d’un vent à vous glacer les sangs, chaque jour, une main déposait au pied d’un arbre de quoi permettre à Jacques de ne pas mourir de faim.
Par une soirée plus triste encore que les précédentes, son destin bascula dans l'épouvante. Il y avait une brume épaisse, un vent violent soufflait du nord-est. Jacques, tout au fond de sa caverne, blotti contre son chien parvenait à survivre grâce à la chaleur de l’animal. Ce soir-là Fidèle montra des signes inhabituels d’inquiétude. La bête, aux aguets, les oreilles dressées, percevait un danger imminent.
Soudain, à quelques pas de leur refuge, retentirent des cris lugubres. Dans le même temps, des hurlements de loups résonnèrent eux aussi. Fidèle fila comme une flèche hors de la grotte. Jacques entendit l'appel désespéré d'une femme ; c'était son prénom qui résonnait dans l’obscurité : « Jacques, à l’aide ! » Il partir à la suite de son chien, tant qu’il put avec ses forces défaillantes.
Quand il arriva sur les lieux du drame, il trouva le cadavre ensanglanté du chien ainsi que le corps sans vie de celle qu'il n'avait jamais cessé d'aimer. Comme chaque soir Dulcinée était venue apporter un peu de réconfort à son amoureux perdu. Elle avait été surprise en chemin par une horde de loups. Fidèle, n'avait pas été de taille face à cette meute rendue furieuse par la faim. Le chien et la jeune femme avaient péri sous les crocs des bêtes rendues folles par cet hiver terrible.
En cette nuit tragique, Jacques perdaient les deux êtres qui le maintenaient encore en vie. Après avoir caressé une dernière fois le brave animal dont le sacrifice avait été inutile, il prit dans ses bras le corps de Dulcinée et embrassa longuement celle dont la destinée l’avait privée. Cette fois, elle était à lui, rien qu'à lui pour l'éternité.
Jacques s'approcha de la falaise avec sa tendre amoureuse dans ses bras. Il posa une dernière fois ses lèvres contre les siennes et sauta dans le vide. Ainsi furent célébrées les noces de Jacques et de Dulcinée. De cette histoire, il ne reste qu'un nom bien mal choisi pour une grotte creusée dans le Tuffeau. La Grotte du Saut aux Loups fut ainsi désignée ! C'était une époque où il ne faisait pas bon enfreindre les règles du Seigneur et mettre un terme à ses jours. Si vous passez par ce bel endroit, ayez, je vous prie, une pensée pour ces deux-là qui jamais ne connurent la félicité terrestre.
Il n'y a nulle morale dans cette histoire. Quand le sort s'acharne sur une vie, il se montre parfois impitoyable. Jacques avait connu l'enfer sur terre. Qu'il eût été pèlerin n’y changea rien bien au contraire. En retrouvant Dulcinée dans la mort, peut-être gagnèrent-ils ainsi leur coin de Paradis.
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