Le virage, pour l’éternité
En Berry
Il est des régions où rien ne se passe comme ailleurs. Il semble que le pays soit voué aux mystères et aux croyances, aux légendes et aux superstitions. Ici, en Berry, les birettes sont les sorcières, les Jean-loup, les jeteux de sorts. On trouve encore des chouettes clouées aux portes des granges, et bien des choses échappent à la raison.
Une automobile roule à tombeau ouvert sur des routes sinueuses et incertaines. Un homme marche ; un homme venu de nulle part. Il porte une grande cape, un chapeau de feutre noir qui dissimule son visage. Il s’appuie sur une canne : un long bâton de noisetier qui eût pu être, tout aussi bien, celui d’un vacher ou d’un berger allant chercher ses bêtes.
Nous sommes entre chien et loup, le brouillard tombe sur les vignes et une petite pluie fine s'ajoute au décor. Comme toujours en Berry, des arbres se découpent au loin, isolés sur une parcelle de vignes ; ils sont tourmentés, majestueux, énigmatiques. Ils sont les témoins silencieux des sabbats et rondes de lutins. À les voir ainsi, perdus dans ce paysage fantomatique, même le mécréant se prend des envies de se signer et d’invoquer la protection du Seigneur des Cieux.
L’homme marche, ignorant les règles qui prévalent à la sécurité des piétons. Il avance fièrement, d’un pas décidé quoiqu’il paraisse courbé par le poids des ans. Il se trouve sur le côté droit de la chaussée, refusant, en bon Berrichon têtu qu’il est, de poser ses pas sur le bas-côté. Ses souliers ferrés résonnent sur le bitume.
C’est sans doute ce bruit qui l’a empêché d’entendre venir ce bolide qui a surgi dans son dos. L’automobiliste, emporté par sa vitesse, perturbé par le crépuscule, la pluie et le virage qui lui cache toute visibilité, va percuter le marcheur. Le choc est terrible, l’homme bascule dans la « bouchture » après avoir fait un long vol plané.
Le chauffard appuie désespérément sur les freins. Il dérape, finit par s’arrêter à plus de cent mètres de la zone d’impact. Il se précipite, fou d’inquiétude, pour porter secours à celui qui se trouvait sur son chemin. Il le cherche, examine la zone, ne trouve aucune trace. Il n’y a pas de sang sur la route, pas de corps dans le fossé.
Il revient vers son véhicule, en fait le tour. Aucune marque, pas le plus petit impact. Pourtant, il n’a pas eu la berlue : il a vu le bonhomme, il l’a aperçu quand il est passé au dessus de son pare-brise. Mais, c’est vrai, il n’a rien entendu, pas le moindre cri, pas le plus petit bruit au moment du contact. Il panique, s’interroge et, après avoir battu la campagne, s’en va, penaud, et la conscience pas tranquille.
Il ne dit rien de son aventure. Il porte ce secret au fond de lui. Une semaine durant, l’homme épluche le journal, s’attend à ce qu’on annonce la découverte d’un cadavre. Le temps passe, rien ne se passe. Il vit, tant bien que mal, avec cette vision qui hante ses nuits. Il perd le sommeil puis l’appétit ; ce qui, avouons-le, est fort inhabituel pour un Berrichon.
Puis le temps cicatrise la douleur. Il oublie ce qui n’était sans doute qu’une hallucination ; quand, au détour d’une conversation de taverne, un homme raconte la même histoire que celle qu’il a vécue. Les détails sont troublants : c’est le même virage au sortir de Menetou, à la même heure, dans les mêmes conditions climatiques.
Plus le bavard poursuit son récit, plus notre homme sent ses poils se redresser ; il a la chair de poule, il devient blême. Son interlocuteur s’en aperçoit, interrompt son récit et lui demande ce qui se passe. L’homme avoue qu’il a connu pareille mésaventure quelques mois plus tôt dans ce virage. Les descriptions du marcheur coïncident. Que diable signifie pareil sortilège ?
Il est des propos qui ne doivent pas sortir du pays. Celui-ci est de ceux-là. Un fantôme hante le virage de Menetou : un chemineux qui, il y a bien longtemps, a été écrasé sans qu’on retrouve jamais le responsable de l’accident. La maréchaussée d’alors avait renoncé à mener plus avant les recherches : les moyens d’investigations n’étant pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Le malheureux avait été tué sans que fût puni celui qui l’avait envoyé dans l’autre monde.
C’est sans doute pour cela que, de temps à autre, la scène se reproduit ; venant rappeler à chacun que la vitesse peut provoquer des drames sur les petites routes de nos campagnes. Ceux qui ont eu à croiser ce mystérieux fantôme s'en souviennent toute leur existence. C’est l’un d’eux qui m’a narré cette anecdote parce que j’étais venu raconter des histoires de birettes dans son cher Berry.
Il voulait sans doute se débarrasser d’un fardeau, d’une vision qui continuait de le hanter. Il avait trouvé un interlocuteur qui donnait crédit à des histoires dont beaucoup affirment qu’elles sont à dormir debout. Je n’ai pas souri ; je l’ai écouté avec le sérieux qui convient dans ce pays de légendes. En rentrant, j’ai roulé très prudemment. Je n’avais guère envie de croiser le marcheur fantôme.
Fantômatiquement sien.
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