Les affres de la réputation
Irène, qu'en Sologne on appelle La Malnoue, vit seule dans une maison forestière à l'écart de tous. Elle a toute la nature pour elle, son terrain de jeu, son garde-manger, son théâtre magnifique et sa bienveillante pharmacie. Elle court les chemins en toute saison avant que de disparaître dans un sous-bois pour y quérir, en dépit des interdits multiples, champignons, herbes, baies et plantes comestibles. Elle n'envisage pas de fréquenter un médecin ou même un supermarché. Sa vie au grand air n'est pas l'unique explication de son incroyable vitalité…
Irène reçoit souvent des visites discrètes. Elle qui est affublée de tous les maux du bourg, qu'on prétend Sorcière quand on est en société mais qu'on ne manque jamais de consulter quand le médecin s'avère impuissant à soulager les gens. Elle reboute, passe le feu, ôte les verrues, fait passer un polichinelle indésirable, fournit en poissons et en champignons, en petit gibier et en plantes médicinales des visiteurs discrets. Mais ceci ne doit jamais sortir de sa demeure.
La dame n'est pas dupe, elle sait ce qu'on murmure derrière son dos, c'est d'ailleurs pourquoi elle évite le village, se passe aisément du superflu et obtient l'essentiel contre les menus services qu'elle rend à des concitoyens si peu charitables. En un autre temps, au plus profond d'une Sologne des légendes, elle aurait tâté du bûcher pour asseoir l'autorité de monsieur le curé. Aujourd'hui, il n'a plus rien à craindre des flammes de l'enfer, la crise des vocations tout autant que l'évolution des consciences ont repoussé cette pratique détestable.
Pourtant la Malnoue n'est pas dupe. Un rien pourrait favoriser le retour de l'inquisition ou d'une autre forme d'intolérance. Elle sent d'ailleurs, elle qui vit loin des nouvelles de ce monde, monter dans les esprits des peurs, des frayeurs, des rejets d'une autre époque. Elle ne s'est jamais sentie autant jugée, montrée du doigt et salie par des propos haineux. Sa différence qui, il y a peu, la laissait simplement à l'écart de la communauté villageoise, devient désormais un crime, une menace sournoise pour l'ensemble de ces gens si prompts à chercher le diable dans la dissemblance.
Les visites sont moins nombreuses, les quémandeurs viennent désormais en catimini, entourent leur passage d'un mystère opaque choisissant les horaires les plus incongrus pour éviter de croiser quelqu'un. Même lorsqu'ils sont chez elle, ils murmurent leur requête, susurrent plus exactement, craignant sans doute que les murs de la masure disposent d'oreilles indiscrètes.
Dame Irène a dû renoncer à préparer ses potions, onguents et cueillettes dans ces petits récipients qu'elle fabriquait elle-même en tissus, en osier ou bien en poteries d'argile. Ces indices sont devenus des aveux, des signes indubitables d'une visite chez elle. Elle l'a compris quand elle s'est rendu compte que ces visiteurs venaient avec un grand sac à dos dans lequel ils rangeaient bien vite ce qu'ils venaient chercher.
Puis, s'en sauvant de chez elle, les braves se cachaient derrière un bosquet pour transférer les préparations dans des contenants en plastique. La Malnoue découvrit souvent, abandonnés dans un fossé, ces petits récipients qu'elle avait fabriqués avec application. Elle leur demande désormais d'ouvrir leur sac et de sortir ce qu'ils ont prévu pour dissimuler leur honte de recourir à ses services. Elle rit sous cape de ses dernières dents devant tant de précautions alors qu'à part le médecin du coin, tous sont venus un jour ou l'autre chez elle.
Irène a compris que bientôt elle sera la pestiférée, que plus personne ne viendra recourir à des services qui ont pourtant, toujours satisfaits les gens et soulagés les maux ou les appétits. Elle s'interroge sur la fin de son existence. Comment subvenir à ces modestes besoins si elle ne dispose pas des compléments indispensables qu'elle gagnait ainsi ?
Elle en était là de ces inquiétudes, tournant dans sa tête toutes les possibilités pour sortir de cette terrible impasse quand un visiteur vint à elle en plein jour. Il avait entendu parler de la dame, de ses merveilleux savoirs ancestraux, de ses multiples connaissances médicinales. Il avait une petite caméra sur lui, il lui proposa de l'accompagner dans les bois durant ses récoltes et de filmer ses explications.
La Malnoue ne comprit pas l'usage qu'il voulait en faire. Le jeune homme lui parla d'une curieuse toile sur laquelle surfer. Elle le prit pour un illuminé ce qui n'était pas pour lui déplaire. Elle céda à sa demande. Toutes les semaines, son nouvel ami lui rendait visite pour traiter d'un sujet particulier. Une herbe, un champignon, un onguent. Elle s'amusait à jouer la maîtresse, elle qui n'avait guère fréquenté l'école.
Elle ne perçut pas immédiatement le bouleversement qui sourdait. Au début, il ne se passa rien, les gens du bourg continuaient de l'éviter soigneusement. Puis, petit à petit, les visites reprirent et cette fois, avec des inconnus, des gens venus d'ailleurs. Puis, elle dut fixer des horaires car il y eut bientôt un défilé incessant de quémandeurs. Les journalistes arrivèrent à leur tour et ce fut le début de la fin de la paix et de sa quiétude.
La gentille Irène, à l'insu de son plein gré, était devenue une vedette, une sorte de mère Denis de la médecine naturelle. Plus moyen d'être tranquille, elle comprit alors que la réputation est une curieuse chose. Il suffit de passer sur un écran pour que tombent toutes les préventions, que le venin disparaisse des langues de vipère, que la notoriété supplante aisément la honte et l'opprobre.
Elle ferma sa masure, se réfugia plus loin, au secret d'une île plantée au milieu d'un grand étang. Elle n'en dit rien à personne et surtout à celui qui l'avait exposé à la versatilité des gens. La Malnoue poursuit ses cueillettes et ses préparations qu'elle ne consent qu'à de rares habitants du bourg, ceux-là même qui lui étaient toujours restés fidèles. Cette fois, l'indispensable discrétion n'est plus destinée à préserver ses visiteurs mais la dame, lassée d'une notoriété factice et illusoire.
Renversement sien.
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