Les Bidochon au restaurant
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L297xH249/bidochon-08d1e.jpg)
Belote et rebelote.
Marcheur solitaire, j'ai eu le bonheur de découvrir la France profonde, celle des gargotes incertaines où le repas n'est pas toujours du meilleur tonneau et le vin de la dernière cuvée. Qu'importe, le spectacle des voisins est alors, à lui seul, le dernier plaisir qu'offrent ces endroits qui semblent souvent tenus par les descendants des Thénardier.
Un jour, alors qu'une fois encore, je prenais un nouveau repas en tête-à-tête avec moi-même, la Providence pourtant m'offrit distraction à mon goût. Sur une table voisine, si proche que rien ne pouvait m'échapper, s'installèrent quatre voisins comme on n'en souhaite à personne pour peu qu'il soit accompagné. Mais je ne l'étais pas et j'eus ainsi tout loisir de goûter à leur conversation roborative.
Une belle table de concours de belote : quatre personnes toutes dissemblables au possible, tant physiquement que moralement. On eût dit qu'elles se trouvaient ensemble après tirage au sort ; et celui-ci avait eu la main particulièrement lourde.. Monsieur le Gendre qui a tous les atouts dans son jeu, sa femme qui se défausse à chaque partie, Monsieur le père de Madame, toujours en retard d'un pli et sa chère épouse qui ne fait pas une seule levée.
Monsieur Gendre, qui semble être un champion du monde dans cette catégorie, est un ami d'apéro du cuistot, il vante sa table : « La meilleure de la Creuse ! » ce qui, il faut l'avouer n'est pas forcément un argument heureux ! Il s'absente en cuisine à l'arrivée de la carte des menus que la triplette restante cherche à décrypter.
La compréhension de cette œuvre totalisante laisse mes voisins dans un abîme de perplexité bruyante. Combien y a-t-il de plats ? Quel menu choisir ? Sera-ce assez pour un soir de fête ? Le verbe est haut, le sujet d'importance quand Gendre vient mettre un terme aux débats en déclarant péremptoire : « Ce sera quatre menus de l'hôtel ! »
Beau-père s'offusque qu'on le prive d'un plat de plus, Belle-mère ne dit rien et leur fille les rassure : « Laissez faire, vous verrez ! ». Gendre triomphe et affirme haut et fort que le chef proposera une version très spéciale de ce menu d'appel qui ne ressemblera en rien au mien. Il y a des menus d'exception, même dans les restaurants qui ne le sont pas.
Puis vient le choix du vin : affaire capitale ! Gendre en pince pour l'Anjou de toutes les couleurs et pour un petit « Côtes du Rhône » qui passe avec tout. Beau-père, philosophe déclare que tous les goûts sont dans la nature et complète sa platitude par : « Si tous les hommes aimaient la même femme ! » Phrase essentielle à laquelle habituellement on ne trouve jamais rien à dire mais c'est sans compter sur Gendre qui ajoute goguenard : « Elle serait bien occupée tous les soirs ! »
Après bien des tergiversations et d'autres évocations vineuses, on finit entre hommes par se mettre d'accord sur le vin par ce magnifique « Un petit rosé en carafe pour ne pas changer ! ». Les femmes ne semblent pas avoir d'envie ni même de désir ; ce que je peux comprendre à voir la trogne de leurs compagnons. Elles se préoccupent exclusivement de l'adorable Roxo, un caniche demi-nain du plus bel effet.
La conversation vogue alors au fil des mots sur lesquels rebondit la kyrielle de l'occasionnel. Un champignon dans l'assiette et l'on apprend que Gendre est membre de la confrérie des cueilleurs mangeurs de champignons. Comme il n'y connaît rien, il doit être exclusivement mangeur. Beau-père déclare ne connaître qu'un champignon blanc avec du rose en dessous. Les femmes se taisent depuis le début. Elles ont dû en souper des petits champignons intimes que leur ont sûrement rapportés ces deux lascars.
Le dessert va enfin donner vie aux deux charmantes accompagnatrices de ces deux imbuvables personnages. La fille ose une requête : elle aimerait une mousse de chocolat. À voir le regard furieux de Monsieur Gendre, on peut comprendre qu'elle a une préférence pour les plats mous. Sa mère la dissuade : nulle mousse ne peut être aussi bonne que la sienne. Gendre ne dit rien : il sait que son cuistot de copain, en dépit du « fait maison » affiché fièrement, ne fait aucun dessert. Monsieur décide pour la tablée : ce sera des crèmes brûlées.
Comme c'est soir de fête, Monsieur suggère un petit champagne. Les femmes gloussent, Gendre se frotte les mains, ce n'est pas lui qui paiera. Le choix est un monument de culture œnologique. La bulle explose plus sûrement dans leurs têtes que dans leurs coupes. Le mousseux est leur royaume, le crémant est inconnu et le Champagne une boisson trop prétentieuse d'après Gendre. C'est Monsieur qui choisit une Clairette, égarée loin de ses terres.
Ils trinquent et j'avoue ne pas avoir compris à quoi. Madame espère un petit-fils, Gendre fait la grimace, Fifille prend Roxy dans ses bras, il fera bien l'affaire tandis que Monsieur tape virilement sur les cuisses de Gendre qui goûte moyennement la familiarité. Vu l'état de Gendre qui finit presque à lui seul la bouteille après tout ce qu'il a déjà ingurgité, la procréation n'est pas pour ce soir …
Cuistot vient en tenue de gala pour saluer la joyeuse troupe. Il arrive avec une bouteille d'Armagnac. Il attend des félicitations ; hélas, les joyeux drilles ont déjà oublié ce qu'ils ont mangé et qui ne figurait sur aucun menu. Voilà ce que c'est que la considération ! Qu'importe, ils lèveront leur verre à la gastronomie française tandis que de mon côté, je bois un dernier verre d'eau à l'art de la conversation hexagonale. Merci à eux, ils furent de formidables voisins de table.
Moqueusement leur.
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