M. Lemice-Terrieux, procureur de la République
La mystification et le canular ne sont assurément plus ce qu’ils ont été. Il suffit pour s’en convaincre de se replonger dans la campagne électorale de Paul Duconnaud (Votez Duconnaud !), d’admirer le travail du peintre Boronali (Lolo, roi du pinceau), d’observer le stupéfiant comportement de « l’invisible Poinsinet » (Le Roi des naïfs) ou l’incroyable crédulité des élus de la République (Vivre à Poil). Les temps sont désormais au conformisme et à l’austérité. Bien triste époque ! Il n’en a toutefois pas toujours été ainsi, et la mystification s’est parfois nichée jusque dans les rangs de la haute fonction publique...

Changement de cap professionnel en 1877. Nommé juge suppléant à Bône (l’actuelle Annaba) puis juge d’instruction à Tlemcen, notre Alsacien se distingue par un nouveau coup d’éclat en instruisant une affaire de concussion dans laquelle est impliqué un préfet de la République. Soumis à d’impitoyables interrogatoires, le haut fonctionnaire se suicide en se jetant du haut d’un escalier. Peu après cet épisode, le trop zélé juge Masson est muté à… Chandernagor où il est nommé président du Tribunal.
Ce n’est pas une bonne nouvelle pour les justiciables : Masson s’ennuie au Bengale et, pour se venger de cette affectation qu’il n’a pas choisie, applique de manière expéditive la peine maximale à tous les infortunés justiciables qui comparaissent devant lui. Cet étonnant – et choquant ! – mode de fonctionnement laisse du temps libre à l’impitoyable président. Curieusement, Le Figaro reçoit et publie à cette époque une lettre écrite de Chandernagor par un certain Joseph de Rozario qui se plaint avec véhémence de l’expulsion des jésuites d’un territoire abandonné de ce fait à l’idolâtrie de Kali, la « déesse du meurtre », et du phallique Lingam (1). Dans le sillage du Figaro, la presse s’indigne de cette mauvaise manière faite aux missionnaires sans se douter un instant qu’il n’y a jamais eu de jésuites à Chandernagor. Le fait ayant été confirmé par les autorités religieuses au gouvernement, ordre est donné à… Paul Masson de mettre la main sur le fumiste à l’origine de cette regrettable pantalonnade qui ridiculise la presse. Malgré son zèle, le président du tribunal échoue – et pour cause ! – dans ses recherches, non sans avoir parcouru le pays en tous sens aux frais de l’État.
Un idéal féminin controversé
L’année suivante (1880), Paul Masson est nommé procureur de la République à Pondichéry où son séjour est marqué par de nouvelles pitreries, et notamment par la prétendue introduction d’une gondole vénitienne sur un affluent du Gange ou quelques interprétations très personnelles du code de procédure pénale. Suivent deux nouvelles affectations, à Guelma (Algérie) puis, comme substitut, à Tunis. Mais, en dépit des tâches qui lui incombent – ou peut-être à cause d’elles – Masson s’ennuie et finit par démissionner en juin 1884, peu après avoir été décoré de l’ordre du Nicham Iftikhar (2) par le Bey. Revenu en France, Paul Masson s’installe dans une superbe villa de Meudon dont il parsème le jardin de plantes vénéneuses et carnivores, à l’image du rôle qu’il entend jouer dans la vie de ses concitoyens. La carrière de M. Lemice-Terrieux commence.
Impossible de relater toutes les mystifications auxquelles s’est livré cet étonnant personnage. Mais on imagine aisément la tête des victimes qui ont organisé à grands frais une somptueuse réception dont Lemice-Terrieux, déguisé en maître d’hôtel, décommande les invités au fur et à mesure qu’ils se présentent. Ou à l’inverse celle des convives arrivés pour festoyer en grande tenue et superbe attelage devant un hôtel particulier dont les propriétaires sont tranquillement installés en charentaises dans leur canapé Directoire. Et que dire de ce bourgeois au nom duquel l’incorrigible farceur a commandé à différents fournisseurs et fait livrer par chacun d’eux le même jour un… piano à queue ?
Lemice-Terrieux n’occulte toutefois pas complètement Paul Masson. C’est en effet sous son véritable nom que l’ex-magistrat entend jouer un rôle dans la critique d’art en publiant des ouvrages signés de Paul Masson, membre honoraire de l’Académie d’Hippone (3) et Commandeur du Nichon-Iftikhar ! Le plus célèbre, la Fantaise mnénonique sur le Salon de 1890 est truffé de calembours sur les exposants pires encore que ceux qui émaillent le tout jeune Almanach Vermot (cette célèbre publication est née en 1886).
L’année suivante, Masson expose en personne au salon Poil et Plume qui réunit les œuvres des littérateurs-peintres. La sienne, un pastel intitulé Mon Idéïal (sous-entendu féminin), se serait à l’évidence taillé un franc succès dans le récent débat sur la burqa. Il l’a décrit ainsi : « Condenser en une puissante formule les mille et une prosopographies des gynoscopes de tous les temps ; lier tous ces rameaux épars en un unique et indispensable faisceau ; faire converger autour d’une seule tête les irradiations projetées par les poètes, prosateurs, aèdes, académiciens, bardes, rapsodes, scaldes, troubadours et diascévastes de tous les pays et les polariser en un éblouissant et définitif halo ; arracher à la Joconde son inquiétant sourire et aux anges de Botticelli leur rictus séraphique ; bref, créer un type qui participe tout ensemble de Frédégonde, d’Ève pendant la pomme, de Mme Adam, de Messaline, de Jeanne d’Arc, de Marie Alacoque (4), de Charlotte Corday et d’Yvette Guilbert. » Ce pastel représente une… femme voilée !
M. Lemice-Terrieux rêve de couper les têtes
Inutile de s’attarder sur les « trains-éperons », une innovation pour le moins délirante qu’il adresse à l’Académie des Sciences à la suite du décès de l’une de ses parentes, Félicie Maurer, dans la collision de deux trains en gare de Saint-Mandé. Pour éviter le retour d’un tel drame, Masson préconise, dessin à l’appui, d’équiper les trains de telle sorte qu’ils puissent se chevaucher pour le cas où ils se retrouveraient lancés l’un contre l’autre ! Et que dire de cette propension à se mêler aux cérémonies de famille, en grande tenue de deuil et pleurant de douleur lors des mariages, en habits printaniers et sourire aux lèvres lors des enterrements ?
En 1893, deux ans après avoir publié un livre de pensées et d’aphorismes prétendument attribués au général Boulanger, Paul Masson récidive en publiant chez Flammarion un Carnet de jeunesse du prince de Bismarck dont notre plaisantin se prétend le traducteur. Les Allemands protestent et l’on frôle l’incident diplomatique, la grande Colette allant jusqu’à écrire dans Mes apprentissages que ce livre « mit la France et l’Allemagne au seuil de la guerre » ! Une éventualité en l’occurrence inventée de toutes pièces par la facétieuse Sidonie.
L’année suivante, et pour varier les plaisirs, Paul Masson écrit au président Casimir-Perier, en se référant à son extrême sévérité de Chandernagor, pour présenter sa candidature au poste de… bourreau en remplacement de Louis Deibler, l’exécuteur de Ravachol et Caserio, qui n’entend toutefois pas renoncer à cette charge lucrative. Faute de pouvoir jouer de la guillotine, Masson joue du pipeau en multipliant les initiatives et les ouvrages farfelus, tel ce catalogue d’une improbable Exposition d’objets rarissimes où se côtoient, entre autres, les « fruits de l’expérience » et « l’étoffe d’un homme d’état » !
Paul Masson ne passe évidemment pas tout son temps à mettre sur pied des facéties : il travaille également à la Bibliothèque Nationale sur le catalogue des Incunables. Invité à Belle-Ile-en-Mer par ses amis Colette et Willy, Masson, assis sur un rocher, intrigue la romancière en remplissant des fiches. « Je relève des titres » explique-t-il à la romancière. « Tu peux faire ça de mémoire ? » lui demande celle-ci. Masson répond sans se démonter : « De mémoire ? Où serait le mérite ? Je fais mieux. J’ai constaté que la Nationale est pauvre en ouvrages latins et italiens du XVe siècle, …en manuscrits allemands, …en autographes intimes de souverains. » Étonnement de Colette : « Mais, puisque les livres n’existent pas ? ». « Ah ! je ne peux pas tout faire » lui répond Masson le plus sérieusement du monde !
Iconoclaste, cynique, facétieux, dérangeant, mystificateur, Paul Masson a été tout cela à la fois. Et il a subordonné sa vie entière, ainsi qu’une bonne partie de ses revenus, à cette curieuse et compulsive vocation, y compris au sein des plus austères institutions. Cela lui a valu l’inimitié de ses nombreuses victimes sans lui attirer pour autant la sympathie des autres. Mis à part Willy (Henry Gauthier-Villars), le mari de Colette, auteur de quelques articles sur lui, Masson n’avait pas d’ami, et c’est un homme seul qui, le 31 octobre 1896, s’est jeté dans les eaux de l’Ill à Strasbourg, les narines bourrées de coton imbibé d’éther. Son corps sera retrouvé le 7 novembre au barrage de la Robertsau.
Malgré sa vie exemplaire, Paul Masson, alias Lemice-Terrieux, n’est jamais cité en exemple dans la haute fonction publique, et son nom est inconnu des étudiants de l’Ecole nationale de la magistrature. Une injustice, assurément !
(1) Le « Lingam » est une pierre d’aspect phallique qui symbolise le Dieu Shiva ainsi que le sexe masculin.
(2) Le Nicham Iftikhar est l’équivalant tunisien de la Légion d’Honneur.
(3) Hippone est le nom antique d’Annaba (Bône)
(4) La Bourguignonne Marguerite-Marie Alacoque, a été canonisée en 1920. Célébrée à Paray-le-Monial où elle est décédée, elle n’a pourtant pas réussi, malgré la dévotion qu’elle inspire, à imposer à l’œuf en meurette, éminente spécialité bourguignonne, le nom d’« œuf Alacoque ».
Sources :
Colette : Mes apprentissages, Le képi
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