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Monsieur Coin

Monsieur Coin (ou Cohin)

En cet été 1974 je travaillais comme coursier pour une société d'import-export située près des Halles.

Enfin ! de ce qui avait été les Halles de Paris mais qui, à l'époque, n'était qu'un immense trou très profond.

Dans les cafés alentours on pouvait voir des femmes en crinoline et des hommes en uniforme de cavalerie américaine du XIXème siècle : au fond du trou se tournait le film "touche pas à la femme blanche". C'était folklorique et très amusant.

Tout autour du trou avaient été placées des palissades de planches qui, par endroit étaient couvertes de graffitis et de formes colorées, à cette époque on ne parlait pas encore de tags. Personnellement je trouvais ça joli, en tout cas plus que les grossières palissades de planches, mais les gens du quartier n'appréciaient pas.

Mon travail consistait à transporter lettres, chèques, effets bancaires et autres à la poste ou dans les banques et sociétés commerciales, en général au rythme de deux fois par jour. Le reste du temps je restais dans les locaux. C'est là que je rencontrais un vieil homme installé dans un cagibi et dont le travail consistait à timbrer les paquets de lettres. J'ai très vite sympathisé avec lui et ne me lassais jamais d'écouter son histoire, c'était monsieur Coin.

Il était de la classe 1912, année où il avait été appelé sous les drapeaux. Normalement il aurait dû être libéré au printemps 1914 mais entretemps avait été votée la "loi des trois ans", allongeant le service militaire d'un an.

Ce qui fit qu'à la déclaration de guerre il faisait partie de la classe la plus expérimentée. Marseillais, il faisait partie d'un régiment de marseillais : en ce temps là on groupait les hommes par ville ou "pays" comme on disait. Environ deux mille hommes.

Capote bleue, képi et pantalon garance (rouge), son régiment fut jeté dans la "bataille des frontières". La tactique française de l'époque était "l'offensive à outrance" au coude à coude baïonnette au canon.

Le capitaine lève son sabre -"Pour un bond de cinquante mètres, en avant les enfants !".

En face ce sont les mitrailleuses, les hommes tombent comme des mouches, les survivants se couchent. Un lieutenant prend la relève "- En avant !" d'autres tombent encore. C'est alors le tour d'un adjudant ...

A un moment monsieur Coin ressent un grand choc dans la poitrine et tombe. Ensuite il ne se souvient plus très bien. Une contre-attaque allemande lui marche dessus, puis c'est une nouvelle attaque française, il sombre dans le noir.

Il se réveille sur un brancard, à l'arrière des lignes. Par chance des camarades l'ont porté hors du champ de bataille. Evacué avec trois trous dans la poitrine et deux au bras il passe plusieurs mois à l'hôpital.

Il retrouve "son" régiment au printemps 1915 mais ne le reconnait guère : Tous les officiers et la quasi-totalité des sous-officiers avaient été tués, grièvement blessés, fusillés (on fusillait beaucoup en cet automne 1914 : "lâcheté, retraite sans ordres, mauvais esprit, ...) ou sont portés disparus. Sur les deux mille hommes de troupe d'origine il n'en reste que trois ou quatre cent. Il ne retrouve qu'un seul sergent ainsi que deux caporaux qui, trouffions comme lui au début, avaient été promus.

Il m'a raconté les tranchées, le froid, la faim, la boue, la peur. Le pire c'est les bombardements d'artillerie, les "gros noirs" et les "marmites" (gros calibres) qui tuent encore plus par ensevelissement sous des tonnes de terre que par leurs éclats [c'est l'artillerie qui a fait le plus de massacres durant la première guerre mondiale].

Et puis il y a l'attaque. Pourquoi ? on n'en sait rien. Le poilu ne voit que ce qui l'entoure et ignore les grands desseins de ces messieurs de l'Etat Major. Tout ce qu'il constate c'est qu'il faut franchir le parapet, trottiner vers l'avant au coup de sifflet en espérant que la Grande faucheuse l'ignorera .

Il est "nettoyeur de tranchée". Cela veut dire qu'il monte à l'assaut juste derrière la première vague avec un pistolet, une baïonnette, une pelle (ça vous tranche un bonhomme comme un rien), et des musettes de grenades. Dès que la tranchée ennemie est prise il la "nettoie" de tout ce qui bouge encore, achève les blessés, jette des grenades dans les "graben" (abris). Il ne faut pas que des ennemis puissent tirer dans le dos de nos fantassins.

Son régiment est parmi les premiers à recevoir la nouvelle tenue "bleu horizon" et le casque Adrian.

Il ne m'a pas parlé de Verdun, je pense qu'il était dans la Somme en 1916. Toujours est-il qu'il est de nouveau grièvement blessé par des éclats de grenade.

A son retour sur le front, en 1917, il est muté à l'Armée d'Orient une campagne oubliée mais terrible.

Je ne me souviens pas de tout ce qu'il m'a raconté mais lui-même n'avait guère idée de ce qui se passait : Avec les Serbes contre les Bulgares, des lieux comme Constantza (Roumanie), la misère le chaud le froid la faim les maladies qui décimaient les rangs bien plus que les quelques combats.

Et vint le 11 novembre 1918, ses compagnons et lui ne l'apprirent que plus tard. Mais eux ne furent pas démobilisés et restèrent dans la région parce qu'il y avait un nouvel ennemi : les "rouges", les bolcheviks. La troupe était fatiguée, démoralisée et ne voyait pas ce qu'elle faisait là, pourquoi avoir à se battre contre d'autres paysans, ouvriers qui étaient chez eux ? Mais on continuait à fusiller les déserteurs de plus en plus nombreux.

Et vint ce jour, ses compagnons et lui étaient sur une portion de front (sans doute du côté d'Odessa). A droite des engliches, à gauche des boches, oui des allemands devenus des alliés ! Sa compagnie "- il n'y avait pas vingt gars qui tenaient encore debout" tenait une portion de rive derrière une rivière.

Ce matin là ils entendirent des clapotis sur la rivière. Personne ne se leva " - les fusils sont resté en faisceaux", pas comme dans le film "Capitaine Conan", au contraire. Ils furent faits prisonniers sans coup férir.

Les "rouges" les emmenèrent à l'arrière, dans un château. Pour monsieur Coin "ce fut le meilleur moment de la guerre" : ils étaient au repos, à l'abri. au chaud. Les gardiens partageaient leur nourriture : de la "bouillie" (probablement de la Kasha) et de la saucisse le dimanche avec un verre de vodka "- ne manquait que le pinard". De temps à autres il voyaient arriver un "bonhomme à casquette" qui baragouinait en mauvais français sur la fraternité des peuples, le reste du temps ils se débrouillaient par gestes avec leurs gardiens.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin, il y eut un échange de prisonniers et monsieur Coin retrouva l'armée française.

A son arrivée on lui "donna le choix" car les conditions de sa reddition étaient connus : le falot (peloton d'exécution) ou chauffeur du colonel avec mission de rendre compte du moral des troupes lors des tournées dudit colonel, ce qu'il fit.

A chaque étape il se mêlait aux troufions - complètement démoralisés comme lui même - et rendait compte qu'il n'y avait "rien à signaler" ce qui, en quelque sorte, était vrai. Un moment il entendit un "bouteillon" (une rumeur de tranchée) où il était question de "partir pour la Pologne" mais cela n'arriva pas. Les soldats français rembarquaient et il en restait de moins en moins.

Un soir d'hiver, n'y tenant plus il se glissa dans un vapeur en partance pour le pays. Il passa ainsi quelques jours "planqué dans la cambuse" avant que le navire jette l'ancre. Se glissant à l'extérieur la première chose qu'il nota fut "l'odeur du pays", il se rua alors sur le pont.

Las ! il fut immédiatement repéré ... et arrêté.

Normalement c'était un cas de désertion, mais on était début 1921. Une cour martiale aurait eu des échos et les français s'efforçaient surtout d'effacer la guerre et auraient été scandalisés d'apprendre qu'il y avait encore des troupes au combat. Aussi il fut finalement libéré avec consigne "de se faire oublier".

C'est ainsi qu'il passa 9 ans sous les drapeaux dont 7 ans de guerre.

La quasi totalité de ses amis avaient disparu, son petit commerce aussi, alors il partit s'installer à Alger ou il ouvrit une petite société d'import-export.

Celle-ci lui fut confisquée en 1940 aussi j'en ai déduit que son vrai nom ne devait pas être Coin ou Cohin, mais bien Cohen.


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8 réactions à cet article    


  • sylvain sylvain 30 mars 2019 16:13

    elle est pas mal votre chronique du 20 eme siecle .

    La vie d’une personne prise dans les tourbillons de l’histoire parait souvent étrange, de l’extérieur comme de l’intérieur et cette époque en était pleine


    • Arogavox Arogavox 30 mars 2019 17:03

      @sylvain
      Il aura pu sembler étrange à leurs enfants que leur père, rescapé de la « Der des der », se soit défié des ’fonctionnaires’ ...
       mais, comprenne qui voudra. 


    • Arogavox Arogavox 30 mars 2019 16:21

      « on fusillait beaucoup »

       J’ai effectivement eu l’occasion d’en avoir confirmation par le témoignage direct d’un « poilu » et « Zouave » ayant survécu à l’offensive du Chemin des Dames ...


      • vimuse 30 mars 2019 23:19

        Coin,

        Merci pour le recit de guerre mais du coup vous aller nous pondre une identification claire du témoins, sinon je l’archive dans fiction/légendes.

        Coin.


        • finael finael 1er avril 2019 13:41

          Croyez le ou pas, ça n’a aucune importance.

          Mais c’est révélateur de l’ignorance de l’Histoire (avec un grand H) caractéristique de notre époque.


        • nono le simplet 1er avril 2019 08:35

          belle histoire ... mon grand-père était de la classe 1911 et a fait 7 ans sous les drapeaux mais a nettement moins souffert que M.Coin


          • lloreen 1er avril 2019 10:54

            "La troupe était fatiguée, démoralisée et ne voyait pas ce qu’elle faisait là, pourquoi avoir à se battre contre d’autres paysans, ouvriers qui étaient chez eux ?

            « .

             »La guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent bien mais.... ne se massacrent pas."

            Paul Valéry


            • finael finael 1er avril 2019 13:44

              @lloreen

              Au départ c’était pour défendre leur sol, leur patrie, mais contrairement aux images de liesse dans les gares des films et photos de l’époque, la plupart des soldats étaient des paysans (comme 80% de la population de ce temps) qui abandonnaient leurs terres avec résignation.

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