On a arrêté le maître de guerre ?
Ah, elle est bonne celle-là : le gouvernement américain vient de découvrir subitement un des plus gros trafiquants d’armes de la planète ! Ce qui tombe encore mieux, c’est que l’homme aurait « évidemment » vendu des armes... non, ne cherchez pas, c’est OBLIGATOIREMENT aux Farc ! Après les ordinateurs contenant les mails sulfureux tombés du ciel et l’annonce de la création d’une bombe sale en pleine jungle, on se demandait ce que l’équipe de W. Bush irait nous trouver pour masquer son implication évidente, démontée ici-même, dans l’opération militaire tenue sur le territoire de l’Equateur et qui s’est soldée par la mort du numéro 2 des Farc. Eh bien c’est fait, et c’est... grandiose, comme explication !
Excellente nouvelle, se dit-on, au départ, l’arrestation d’un trafiquant de cette taille, recherché par Interpol depuis des années... Certes. A part que des armes, notre homme en a vendu à beaucoup d’autres, et ses avions transporté encore plus... notamment en Irak, direction... Halliburton. Pressée de trouver un paravent à ses actions délictueuses, le gouvernement américain vient de se tirer une balle dans le pied : l’homme est certes un trafiquant, mais il a essentiellement trafiqué ses dernières années.... pour les Américains ! On ne sait quel idiot a pu souffler à l’équipe Bush de vouloir jeter en prison celui qui alimente depuis des années le circuit des armes vers l’Irak. A moins de vouloir le protéger de la quête des sénateurs démocrates, qui souhaitent faire la lumière sur certaines transactions. Ou de l’arrêter façon Lee Harvey Oswald (pour le descendre trois jours après), on ne voit pas quelle mouche a pu piquer un gouvernement qui s’est largement servi des Antonov de Bout pour acheminer des AK-47 saisis au Kosovo durant la guerre des Balkans, pour les revendre sur les marchés de Bagdad. Viktor Bout, c’est un peu beaucoup le héros du film Lord of Wars interprété par Nicolas Cage, dans lequel d’ailleurs figure un bel Antonov 12... loué par la production du film à... Viktor Bout !!! Aurait-on ce soir confondu à ce point film et réalité ? Encore un peu, et W. Bush nous aurait dit ce soir que c’était Nicolas Cage qui avait vendu des armes au Farc !!!
Bout est un trafiquant connu. J’avais déjà signalé ici même le rôle du personnage dans un long article sur les trafics d’armes en Irak. Pour une fois, on va donc faire dans l’auto-citation :
...."Pour livrer le tout, on fait appel aux ’Antonov de la mort’, le surnom d’une compagnie très spéciale, Aerocom, détenue par un personnage incroyable, Viktor Bout, fiché à Interpol. Dans le monde, quand un Antonov 8, 12, 24, 26, 30 où 32 s’écrase, c’est-à-dire relativement souvent, étant donné le peu de maintenance qui prévaut chez Aerocom, une chance sur deux pour qu’il appartienne à la... Moldavie, pays d’origine de la société. Non, nous ne sommes pas dans Le Sceptre d’Ottokhar d’Hergé. L’homme est de tous les trafics d’armes à travers le monde. Ce sont ses avions qui ont fourni les premiers lots de AK-47, prélevés sur le stock de prise d’armes de la guerre des Balkans. On dénombre 350 000 armes de ce type qui ont transité par cette voie aérienne. Des prises de guerre... revendues au tarif fort, avec l’assentiment de l’Otan, qui a laissé circuler librement les avions de Bout. Ces derniers, en 2002, avaient exporté des AK-47 de la Serbie vers le Nigeria de la même manière".
En 2003 encore, en effet, les fameux Antonov de Bout ont effectué 190 rotations en Irak. A partir bel et bien d’aéroports contrôlés par l’armée américaine. Tout est consigné dans un document, disponible ici. On y apprend que la société Phoenix Aviation se chargeait des transports d’armes à bord d’Ilyushin 18 et de quelques Boeing 737, immatriculés cette fois aux Emirats arabes unis. Une autre firme, Mega Airlines, immatriculée au Kazakhstan et dotée de 3 Boeing 727 et de 4 Ilyushin IL-18 a également servi aux transferts. Mega Airlines provient de la société Trans Aviation Global Group et de Air Bas, deux anciennes compagnies de Bout, appelée aussi parfois Irbis, qui détient un vieil Antonov 12 qui a pas mal sillonné le monde pour un avion cargo. Enregistré sous le nom de Trans Air Congo à Kinshasa, il provenait de Dolphin, encore une autre société écran de Viktor Bout. Immatriculé A6-ZYB, il est devenu 9L-LEC chez une firme nommée Skylink/Aerolink... on le retrouvera en Irak également, avant qu’il ne se crashe au Congo. Les avions de Viktor changent régulièrement d’affectation et d’immatriculation, meilleur moyen de brouiller les pistes pour ceux qui veulent prouver leur utilisation délictueuse.
Une autre société, AirCess, est également répertoriée comme appartenant à Bout : c’est elle qui détient aujourd’hui les très beaux Ilyushin IL-18 gris, blancs et bleus vus plusieurs fois au...Tchad ! Les nombreuses rotations de AirCess en Irak finiront par remonter jusqu’aux oreilles d’un sénateur démocrate du Wisconsin, Russell D. Feingold qui demande en mai 2004 au secrétaire de la Défense Paul D. Wolfowitz quelques explications. Sa réponse fut maladroite et évasive : "A State official acknowledged to Feingold in a letter two weeks later that the department had "inadvertently" contracted with "air charter services believed to be connected with V.Bout.". En résumé, on a bien utilisé les services de M. Bout, mais c’est par "inadvertance" : dans un milieu ou le moindre objet volant a une immatriculation, un engin de 64 tonnes comme un Ilyushin IL-18 ne peut passer inaperçu : laisser entendre que son usage est une simple erreur est ridicule. Pressé d’autres questions, Wolfowiz finira quand même, en novembre 2004 seulement, par répondre au sénateur trop curieux que c’était du "domaine classé"... avouant par la même occasion que les Américains utilisaient bien les services de Viktor Bout !
L’homme qui effectuait des livraisons d’armes aux soldats américains en Irak en 2004 et 2005 pouvait alors se prévaloir d’une double personnalité, ou d’une faculté incroyable à se refaire une virginité commerciale plus rapidement qu’un tenancier de casino corse. Trois ans avant, en effet , voilà comment on le décrivait dans le journal Le Monde, le 26 mars 2002 :
"Il aurait été le principal fournisseur des talibans et du réseau d’Al-Qaïda, l’homme-clé de leur logistique aérienne. Selon les services de renseignement américains et britanniques, il a livré à Kaboul des armes, voire des ’gaz toxiques’, jusqu’à la veille du 11-Septembre. On le croirait donc aux abois, pourchassé, en ces temps de guerre mondiale antiterroriste. Il n’en est rien. Recherché depuis la mi-février par Interpol, à la demande de la justice belge, Victor Bout s’est lui-même signalé à Moscou où, apparemment, il ne risque rien. Le ’transporteur d’Oussama Ben Laden’ a ainsi voulu provoquer une contre-enquête dont il serait à la fois l’initiateur et l’objet. L’homme de l’ombre cherche la lumière médiatique."
L’homme qui aurait donc fourni en armes Ben Laden et même en "gaz toxiques" (on en est encore à cette époque à la recherche des armes de destruction massives qu’aurait détenu Saddam Hussein) serait devenu en à peine trois ans le fournisseur attitré de la police irakienne et donc des Américains ? Ça paraît assez incroyable, et pourtant c’est le cas ! L’homme que Peter Hain, secrétaire d’Etat britannique aux Affaires européennes, décrivait comme celui qui "fournit des forces rebelles ou terroristes en armes, en échange de diamants". Et qui "a aussi été le pourvoyeur des talibans et d’Al-Qaïda" serait devenu fréquentable au point de se poser tous les deux jours sur les aéroports irakiens contrôlés par l’armée américaine ? Eh bien oui, Viktor Anatolievitch Bout, trafiquant international né au Tadjikistan, et ancien officier de l’armée de l’air soviétique a travaillé sur le sol irakien alors qu’il faisait l’objet d’une sanction du Trésor américain et d’un gel de ses avoirs dans le pays ! Il avait vendu des armes à l’ex-rebelle libérien, Charles Taylor, aidant ce dernier dans sa prise de pouvoir par les armes dans les années 1990 et se faisant ainsi le complice des crimes contre l’humanité au Libéria et au Sierra Léone, et violant l’embargo sur le Libéria.
Et ce n’est pas tout : V. Bout est aussi dans le coup de l’Opération Turquoise, comme l’a révélé le toujours frétillant Bakchich. Le site n’y va pas par quatre chemins : ce n’étaient pas des Transall... mais bien des Antonov qui ont servi pour transporter les armes et l’intendance française. Oui, ceux de ce bon Viktor : "l’histoire officielle, telle qu’elle a été racontée par une brochette de généraux devant la mission d’information de l’Assemblée nationale en 1998, omet certains détails de ce formidable transport de troupes. Pour expédier au plus vite sur le théâtre des opérations soldats, armes, hélices et véhicules de toutes sortes, sans oublier de gigantesques volumes de carburant, on ne s’est pas trop renseigné sur celui qui avait pu fournir les énormes cargos seuls capables de ce tour de force. Eh oui c’est un trafiquant d’armes." Au ministère de la Défense, on évoquera bien les noms des appareils "Pour la mise en place des forces de Turquoise, il a été fait appel à une centaine de rotations d’Antonov qui, à partir de cinq plates-formes en France, notamment Roissy, Nantes, Istres et Lyon, ont amené les personnels, les matériels et les ressources. " Mais surtout pas celui de l’affréteur principal, qui n’était autre que... l’indispensable Viktor Bout ! La France a soutenu le régime d’Habyariamana contre l’offensive du Front patriotique rwandais de Paul Kagamé de 1988 à 1994 notamment en envoyant officiellement un million d’euros d’armes en 1991, trois millions en 1992, et plus d’un million d’euros en 1993...
Rwanda, mais aussi Tchad et Congo. Aujourd’hui encore, au Congo, il en reste pas mal d’avions façon Bout. Des Antonov 24 appelés avions poubelles par certains. Un blogueur subtil (Arnaud Labrousse) résume ainsi leur provenance, celle signée Viktor Bout :
"Avec l’aide des mafias russe et ukrainienne, l’ex-barbouze mettait sa flotte d’avions, éparpillée à travers une vingtaine de sociétés-écrans, au service de quelques-unes des plus grandes associations de malfaiteurs de la planète : l’UNITA (pour ses diamants de sang), le gouvernement angolais (pour ses diamants de sang), les talibans (pour leur opium), l’Alliance du Nord (pour son opium), les milices Hutu du Kivu (pour leur coltan peut-être, ou leur café), Abu Sayyaf aux Philippines (sans doute pour le simple plaisir). En 2004, c’est la consécration : grâce aux recherches d’un jeune blogueur de gauche se voulant le ’Yorkshire Ranter’, le monde, feignant la surprise, apprend que Bout exécute aussi de sales besognes pour le Pentagone dans l’Irak nouveau". En y ajoutant une couche supplémentaire : "En mars 2005, une autre excroissance de Bout, Aérocom, aurait été utilisée par Aegis Defence Services, le groupe du célèbre mercenaire Tim Spicer (Papouasie-Nouvelle-Guinée, Sierra Leone) auquel les Américains de la zone verte ont cru bon de confier, pour 293 millions de dollars, un coquet contrat de protection et de renseignement (« situational awareness »), le projet « Matrix ». Et plus loin encore, notre excellent journaliste de trouver un autre usage à un Antonov 26 de Bout : "le 15 février 2002, un des Antonov 12BP de Tiramavia (ER-ADL) rate la piste de Roberts International Airport à Monrovia, tuant le copilote ukrainien. Les experts du Conseil de sécurité soupçonnent qu’il transportait des armes et des munitions. Un brin gaillards, ils ajoutent : ’Malgré le manque de coopération de la part des autorités libériennes, le panel a pu obtenir des plans de vol [...] et d’autres informations montrant que l’avion a quitté Brazzaville (République du Congo) pour N’Djamena (Tchad) pour récupérer un chargement de viande. Au Tchad, la viande n’a pas été chargée mais des boîtes rectangulaires en bois, étroitement empaquetées et affichant des sceaux diplomatiques tchadiens l’étaient’."
L’homme a donc rendu service à pas mal de régimes, et pas des plus reluisants. Il bénéficiait jusqu’ici pour ça d’une certaine immunité, y compris chez les Américains. Comme le note une thèse de Benjamin Valverde de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne :
"il semble que face au bourbier irakien, l’armée américaine a recourt aux services de Viktor Bout, notamment en utilisant son éphémère compagnie aérienne, British Gulf, et ses équipages habitués à se poser dans n’importe quelle zone de guerre sans état d’âme, et assurer le transport de matériel pour le compte de l’armée américaine. Et si on abat un de leurs appareils, on ne risque pas de traîner les corps de pilotes américains dans les rues". Une aide bienvenue récompensée par une immunité totale : "ainsi, comme le révèlent le Financial Times et Le Monde du 19 mai 2004, les Britanniques, sous la pression américaine, ont supprimé le nom de Viktor Bout de leur liste parue en avril 93, alors que la liste française où figure encore le nom du courtier a été refusée".
Aujourd’hui, des avions signés Bout sont disséminés dans le monde entier, en réalité. Si vous habitez le Nord, comme pas mal de nos lecteurs assidus, il vous est possible d’aller contempler un des avions de Viktor Bout in situ. A Ostende, sur l’aéroport, dans un recoin de piste traîne un vieux DC-8 en piteux état. C’est le DC-8 de Silverback Cargo Freighters qui faisait partie d’un lot de deux appareils, achetés en 2001 aux Etats-Unis à un prix symbolique de 10 dollars chacun... En 2002, l’avion a transporté des armes, des AK-47 essentiellement, de Tirana en Albanie, et de Bosnie-Herzégovine via Belgrade jusqu’à... Kigali. 3 590 000 de cartouches de 7.62 mm pour AK-47 et 85 000 cartouches de 9 mm pour fusils mitrailleurs ont été également transportés à bord, en quatre voyages successifs. Le Rwanda a en effet acheté officiellement à la Bosnie-Herzégovine et aux forces de l’Otan, les dépôts de munition du pays, vente annulée quelques mois après... sous la pression internationale, mais avec quelques vols incontrôlés de faits. Selon Amnesty international, "une possible explication à tout ceci pourrait être que les Services de sécurité des Etats-Unis ont mené une opération secrète afin d’acheminer quand même les armes vers le Rwanda, en dépit des protestations de l’Union européenne." Bloqué par les autorités belges en représailles du maintien d’un Airbus Belge par les autorités rwandaises, l’appareil, mal entretenu et rapidement dégradé n’a jamais redécollé d’Ostende. Il y est toujours. L’avion était immatriculé chez International Air Services (parfois appelée aussi International Air Express), enregistré, au Liberia et basé à Ras-al-Khaimah aux Emirats arabes unis. Une autre société écran de Viktor Bout !
C’est donc cet homme-là dont on annonce aujourd’hui l’arrestation en Thaïlande et l’inculpation aux Etats-Unis. Celui qui a acheminé une grande partie des Kalachnikovs offertes à la police irakienne ou à d’autres, tels les milices sunnites enrôlées par les Américains à Bagdad. Il aurait aussi fourni des armes aux Farc. Peut-être bien : il doit bien y avoir eu un Antonov 12, ou deux, de Bout qui a dû atterrir à Bogota, ou parachuter des armes dans la jungle. Des Antonov, là-bas, il y en a plein. Des gros même parfois. Le hic, c’est que ceux qui l’en accusent aujourd’hui ont bénéficié il n’y a pas si longtemps encore de ses mêmes largesses. Pourquoi donc aujourd’hui chercher à l’emprisonner ? Pour le faire taire ou ne pas révéler au public américain qu’un trafiquant d’armes notoire a aidé les Américains en Irak et en Afghanistan ? Ce soir, on se perd en conjectures sur cette décision surprenante : Viktor aurait sans nul doute beaucoup de choses à raconter. Sur les Farc, certainement, mais pas seulement. Le laissera-t-on le faire ?
PS : précisions apportées ce soir par Le Monde : Selon des responsables de la DEA, des agents américains ont tendu un
piège à Viktor Bout en se faisant passer pour des responsables des
Farc à la recherche d’armes. "C’était un scénario suffisamment réaliste et crédible (...). Il croyait qu’il rencontrait vraiment des représentants des Farc pour mettre la dernière touche aux détails de la transaction", a déclaré un responsable de la DEA à l’AFP. Viktor n’avait donc pas nécessairement vendu d’armes à ce jour aux Farc... et le "piège" tendu à un ancien allié semble gros, très gros... des Américains, ce n’est pas la première fois qu’il en voyait !
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