Pour un Grenelle des oreilles ?
C’est un fait indéniable : on ne peut plus faire un seul pas en ville, ou dans les magasins, sans être accompagné par un flot de musique ininterrompue et plus ou moins déterminée. En banlieue de même, comme cette après-midi dominicale où résonnait au fond d’un jardin Europe 2 au beau milieu de ce qui semblait être une réunion familiale autour d’un barbecue ! Pourquoi donc une radio pour ce genre d’événements, avec les pubs et tout ? Manque de matériel ?

Idem encore dans la rue, où de plus en plus on tombe nez à nez avec de véritables boîtes de nuit à roulettes, le plus souvent ayant la forme de voitures jackysées, pour les nommer du nom d’un site internet hilarant. Le dernier bastion conquis par le bruit envahisseur étant les salles d’attente de médecins ou de professions libérales, qui ne font pas pour autant davantage dans la culture musicale. Certains poussent même le vice jusqu’à détourner votre appel téléphonique sur une de ces radios innommables. Vous téléphonez pour un problème d’éclairage, vous tombez sur les Gondoles à Venise, un titre que vous n’avez pas entendu depuis des lustres... et que vous ne supportiez déjà pas à sa sortie. Le tout dernier point d’accrochage étant l’individu lui-même, qui, muni d’oreillettes à bas prix, vous inonde dans le bus ou le métro de bribes musicales hachées par ces haut-parleurs à deux sous. Le final étant les jouets de Noël, tous munis de piles et de haut-parleurs imitant les sirènes de police ou des voix d’outre-tombe... ou aux borborygmes de dinosaures. Bref, les tympans l’ont dur en ce moment...
D’où nous vient donc cette désagréable habitude à remplir l’espace de sons plus ou moins audibles ? Une habitude qui touche même les lieux de travail : je suis installateur d’ordinateurs, et suis régulièrement confronté à un problème de taille. Un problème qui n’a rien à voir avec les machines, en fait. Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de vous concentrer sur le déploiement d’un serveur, les réglages des postes reliés (avec les noms à la noix donnés aux machines) et l’installation de nouveaux logiciels sous des haut-parleurs débitant successivement du Mike Brant, du Claude François, du Richard Anthony et autres fadaises de la variété française de la pire époque, mais franchement, ça tourne à la torture intellectuelle et à la déconcentration obligatoire. C’est nerveux : comment voulez-vous faire quoi que ce soit avec un tel fond musical de titres rabâchés des millions de fois depuis l’ouverture de la bande FM ? "Alexandrie-Alexandra, purée, c’est comment le nom de ce poste" ? "Ah non pas Le téléphone pleure au moment de taper le code d’accès Windows..."
Pas une boutique, pas un restaurant, désormais qui ne se branche sur les calamités sonores que peuvent être les stations FM actuelles. Certaines ressassent les fameux "hits" et rien d’autre (aucune nouveauté n’y entre), d’autres font dans la techno forcenée (comme détente masticative, le midi c’est loin d’être idéal), ou de la "lounge music" façon St-Germain ou Café Costes à longueur d’antenne, d’autres encore s’évertuent à présenter leurs morceaux avec les traditionnelles phrases-clés des animateurs "on écoute ça car il fait beau", d’autres encore font dans l’archéologie, et ont recours aux dédicaces, qui nous semblaient passées de mode depuis plus de 20 ans. Quelques-uns sont passés franchement new-age, débitant à tour de haut-parleurs des bruits d’eau ou des gazouillis d’oiseaux. Même le métro y a succombé : à Lille, on a connu toutes les époques et tous les genres, de la vieille bande enregistrée néo-FM des années 80 en passant par la funk actuelle agressive et le new-edge qui ne semble pas vraiment avoir séduit... la pop actuelle semblant déjà de retour... à mon grand désespoir. Britney Spears le soir, au rentré du boulot, ça vous conduirait au suicide comme rien... A Paris, à Auber, en 1995, il semble bien qu’on ait tenté la même voie. D’autres enfin ont recours à des animateurs qui parlent sans discontinuer pour passer deux morceaux dans l’heure, mais ces dernières sont plus rarement choisies pour sonoriser des magasins ou des entreprises.
Le phénomène a pris une ampleur incroyable, et a remplacé en à peine une vingtaine d’années ce que d’autres avant avaient déjà dénoncé : la Muzak, ou musique d’ascenseur, si bien décrite dans une scène de Blues Brothers... avec le titre Girl from Ipanema façon Muzak diffusé entre deux poursuites infernales. La Muzak, devenue universellement et génériquement "musique d’ascenseur" doit en fait son nom à une entreprise, située aux USA près de Charlotte, qui depuis 1934 passe son temps à fournir les magasins américains de reprises de titres connus joués instrumentalement seulement. C’est aussi rangé dans la catégorie "easy listening", chez les disquaires, car il est évident qu’il n’y pas d’effort intellectuel à faire pour retrouver le titre original ni être agressé par une musique trop violente : c’est feutré, c’est filtré, c’est mouliné pour devenir une sorte de mélasse musicale sans goût ni odeur. "Easy listening", ou "écoute facile", car tout est prémâché pour vos oreilles. D’où ses nettes vertus digestives. Une demi-face, et vous êtes bon pour le roupillon d’après pousse-café.
En France, certains artistes s’étaient emparés du juteux filon, très souvent réalisé par des violons (l’instrument sirupeux roi ?) : Helmut Zacharias "et ses violons magiques" a longtemps été l’un des meilleurs vendeurs de vinyls en France. Cet Allemand d’origine (décédé en 2002), finalement, n’aura été que le précurseur de l’ineffable André Rieu (qui rime avec calamiteux), les cheveux longs et les grandes messes télévisées en moins. Sa version de Tom Pilibi ou ses "twists de la belle époque" resteront à la postérité Muzak c’est sûr. James Last, né en 1929 est l’autre grand personnage de cette musique au kilomètre. "Synonyme de naphtaline musicale pure et dure" dit le site d’Arte. En Angleterre, de 68 à 86, le gars a placé 52 hits : joli score pour du sirop à musique. Juste assez mauvais pour être retenu par Tarantino, ce mauvais réalisateur qui tente de nous persuader de transformer nos vies en séries B journalières. Ou encore Caravelli, de son vrai nom Claude Vasori, né en 1930, qui a débuté avec Ray Ventura, a orchestré la Mer de Charles Trenet, mais a lui aussi versé assez vite "easy listening"... pour finir par réaliser tous les thèmes musicaux du dessin animé Goldorak. Vos oreilles meurtries doivent s’en souvenir encore. En 2002 encore, il enregistrait un nouvel album pour le Reader’s Digest, non sans arrière-pensée commerciale, le magazine vendant encore à 40 millions d’exemplaires dans le monde !
Tout cela sans oublier "l’inimitable" Frank Pourcel, décédé (riche) en 2000... à Neuilly. L’homme qui a osé ajouter des guitares électriques à la guimauve, et qui a même décroché avec ça le Top Ten aux USA avec un "cover" du Only You des Platters. Pourcel a collaboré avec Paul Mauriat, décédé l’année dernière à Nice. Lui aussi faisait dans le sirop, mais avec parfois plus de réussite, puisqu’il est toujours seul artiste français à ce jour à avoir été classé n°1 des ventes aux USA pendant 7 semaines d’affilée. On peut terminer l’énumération du bocal à confitures musicales en citant Raymond Lefevre, l’auteur de la musique des films de la série des Gendarmes de de Funès ou celle de la Soupe aux choux. De grands moments de musique. Sur certains sites, de joyeux drilles s’amusent aux comparaisons musicales avec l’œuvre de Lefevre : "On dirait du Mike Oldfield... l’exorciste auvergnat en somme", ou "A mi-chemin entre San Ku Kaï et Vangelis" ou encore "Un mix de Goraguer, de Moog signé Perrey-Kingsley et de valse musette". Le dernier à citer semble avoir eu un peu honte de fabriquer du sirop à la sauvette : c’est Alain Goraguer, l’arrangeur de la chanson française des années soixante-dix (Joe Dassin, France Gall, Nana Mouskouri, Serge Lama, Mireille Mathieu et surtout Jean Ferrat à qui il donne une grandiloquence fort empesée, et... Boris Vian, à ses tout débuts). Lui a aussi sévi mais sous un pseudonyme, celui de Laura Fontaine, une formule (rare pour du sirop) en trio. Le dernier larron à citer étant Burt Bacharach, qui est un peu plus à part, ayant moins forcé peut-être sur le "easy listening" et ayant même tenté des associations assez réussies, comme celle avec Elvis Costello, ce qui lui a valu un grammy award en 2006 pour un album (Painted from Memory) somme toute assez écoutable. On peut voir nos deux larrons hilares dans le film d’Austin Powers dans une version à eux de Never Fall in Love Again...
Aujourd’hui, plus aucun magasin ou restaurant ne fait appel à des bandes de Muzak (elles étaient en bandes sans fin ou en cassettes 8 pistes parfois !) pour sonoriser leur local (ou parfois même sur un simple Welltron, l’objet mythique du 8 pistes, merveilleux engin !). Ils ont tous branché à la place un tuner qui diffuse à qui mieux mieux une musique bien trop agressive pour garder le client plus longtemps dans les locaux, ce qui était le but visé au départ par la Muzak : endormissez-le, il sillonnera plus longtemps votre magasin. Ça ou une dérivation de radio sur iTunes pour les plus aventureux techniquement (qui offre du "Smooth-Jazz" comme station par exemple). Une Muzak qui n’a pas encore rendu l’âme : on considère qu’en 2007 100 millions de personnes l’entendent encore... dans les ascenseurs, essentiellement !
Des clients de toute façon devenus sourds en partie, en raison de la vogue des baladeurs : à la FNAC, si vous demandez pourquoi les écoutes sont si haut réglées, on vous répond : "Monsieur, si on les baisse un peu les clients n’entendent rien." Un très bon article inquiétant du Figaro nous montre l’étendue des dégâts en moins d’une génération seulement. Un jeune sur cinq déjà menacé de surdité paraît-il ! Des clients qui n’écoutent plus chez eux, mais entendent seulement, avec la disparition en une génération à peine de la notion de HIFI. Tous écoutent désormais sur des mini-chaînes aux enceintes accolées à l’unité centrale : le son n’a plus aucun relief, la bande passante minimaliste (entre 60 et 14000 htz, pas plus, mesuré à 0 db). Les groupes à deux batteurs inconnus (adieu Allman Brothers !), tant l’image sonore est étroite. Aucun ne sait percevoir, avec son équipement, la profondeur musicale : chez lui un quatuor fait autant de bruit qu’un big band, Peter Skellern sonne comme Spike Jones. Les haut-parleurs de magasin, parfois situés à plus de 6 m de haut (dans les hypers !) ne présentant pas non plus des gages de bonne restitution musicale (et ne me faites pas croire qu’avec du Bose on fasse de la HIFI !). Ni qu’avec du MP3 on puisse faire quelque chose de potable. Le MP3 est à la musique ce qu’est le JPEG pour la photo. Une tare.
Bref, on préférerait, dans ce cas, que les commerçants songent à penser à abandonner la sonorisation de leur magasin, et les restaurants à respecter le silence nécessaire à un bon repas. En ces temps d’écologie à tout crin, il conviendrait également de commencer à parler d’écologie sonore. Ça va faire des vedettes de la Star Academy en moins, très certainement. Car de me hurler dans les oreilles (aujourd’hui on ne chante plus, on hurle) alors que je ne suis venu chercher qu’une simple paire de chaussettes, mes oreilles, justement, en ont assez d’avoir à le supporter. Vais-je devoir faire mes courses demain avec mes oreillettes d’iPod enfoncées jusqu’à la garde mais non branchées ? Ou devoir regretter une musique que je n’ai jamais appréciée ? Ou demander à mon gouvernement de convoquer au plus vite un Grenelle des oreilles ?
Ce n’est pas tout ça, mais il faut bien trouver une illustration sonore autre que les ringards cités tout au long de cet article (exceptés P. Skellern, S. Jones, Allman Brothers et E. Costello). Un titre vient obligatoirement à l’esprit, qui n’est pas tout neuf (42 ans !), c’est signé Simon & Garfunkel et ça s’intitule... The Sounds of Silence (je vous épargne les autres titres de Starsailor, Hushpuppies ou Dépêche Mode relatifs au sujet...).
"Ten thousand people, maybe more
People talking without speaking
People hearing without listening
People writing songs that voices never share
And no one dared
Disturb the sound of silence"
PS : si on vous demande quel est le meilleur clip du moment, répondez celui-ci. Indispensable, ce Shadow of the Day !
RE-PS : j’ai oublié de vous le préciser, 14 au 19 janvier c’est la semaine du son... (www.lasemaineduson.org) !
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