Quand la langue fourche
Scène de vie culinaire.
Quand on dispose d'un piano, l'envie vous prend d'étendre votre partition habituelle tout en ajoutant votre note personnelle lorsque vous recevez un parterre d'invités. Le compositeur se prend alors des envies de grandeur puisque le four offre un espace conséquent pour y glisser quelque chose de fort belle taille. C'est ainsi que fort de cette hypertrophie culinaire, celui qui se prend pour un maître queux s'en va commander un morceau de choix.
Allant chez un de ses fournisseurs habituels, il rêve alors de glisser un animal entier dans son fourneau, de quoi horrifier les végétariens certes mais dans le désir de réactiver les banquets d'autrefois. Comme pour ce repas en question, il reçoit un nombre conséquent de convives, il se lance dans la surenchère et commande un chevreau.
Est-ce que sa langue a fourché ou le vendeur qui a mal compris mais un dialogue de sourd est intervenu sans mettre la puce à l'oreille à ce marmiton d'occasion. « Un animal entier c'est bien trop, il faut seulement une moitié », lui répond son interlocuteur. C'est ainsi que dans sa partition, la demie fit son apparition sans qu'il ne se formalise.
Il passa alors quelques jours fiévreux à chercher comment mettre en harmonie cette demi-bête qui sera le clou d'un banquet dominical. Les idées ne lui manquent pas, le désir d'épater la galerie non plus pour une arrivée sur la table qu'il espère en fanfare. Quand le chef est à la baguette, les spectateurs sont dans l'obligation morale de rester bouche bée.
C'est donc en toute confiance et avec même une certaine exaltation que notre homme s'en va quérir sa commande et c'est alors qu'il découvre stupéfait qu'on lui apporte, non pas un demi-chevreau mais un demi-agneau. La différence est de taille, le poids aussi. Désirant faire bonne figure, il ne remet pas en cause cette déplorable confusion et s'en retourne à ses fourneaux fort encombré.
Nous étions la veille du festin ce qui ne laissait guère de temps pour sortir la tête haute de ce traquenard. La pièce de viande, au-delà de sa taille démesurée pour l'assemblée pressentie, d'une part ne tenait pas dans le vaste four et d'autre part exigeait une préparation toute différente. Le marmiton n'avait d'autre choix que de trancher dans le vif et tailler la pièce à la mesure de son piano. Se prendre pour Abraham en la circonstance exigeait une certaine hauteur d'âme…
La partition sacrificielle eut lieu pour ramener la chose à dimension acceptable. Mais qui n'a jamais essayé de s'improviser boucher à domicile ne doit pas savoir que la pratique exige des outils ad-hoc. Notre ami tombait sur un os et même plusieurs qui lui résistèrent obstinément. Il usa d'une machette pour parvenir à extirper un gigot, une épaule et le collier d'un tronc qui suffisait à sa modeste ambition.
Les ablations effectuées, restait alors à trouver manière de cuisiner la chose. Le banal ne peut satisfaire ce personnage haut en odeur. Il se mit en tête de faire un méchoui libanais dans son four, non pas pour montrer sa solidarité avec ce pauvre peuple martyre mais plus sûrement pour restituer un souvenir culinaire cher à sa mémoire. Le principe de cette technique consiste à gratter la viande après lui avoir retiré toutes les graisses, à la manière d'un shawarma.
Douze heures d'une marinade qu'il concocta avec amour en suivant son inspiration, six heures de cuisson en jouant des variations de température et pour finir la découpe en lambeaux acheva ce qui mit la tête en ébullition de ce curieux personnage qui non seulement voit des histoires dans ses rêves mais encore, imagine des recettes en dormant.
Je crains que l'on remette mon récit en doute. Je trouverai ceci fort louche moi qui suis un bonimenteur de souche. « Avoir la langue qui fourche » conduit ainsi à de curieux expédients. J'ai tenté de vous en apporter la démonstration.
Illustrations : Stephanie Lavanan
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