Quand « retraites RATP » rimait avec « usine à gaz »
En cette période estivale, l’heure est à la détente. Sourions donc un peu pour oublier momentanément le chômage galopant, les hausses de la fiscalité et les nombreux reniements de « Moi, Président... »

Inutile, pour se détendre un moment, d’en appeler à Jean-Marie Bigard, Florence Foresti ou Laurent Gerra. Pour activer le grand zygomatique, il suffit en effet très souvent de se pencher sur des documents administratifs présents et passés. Or, il se trouve que, par le truchement d’un ami, j’ai pu prendre connaissance d’un vieux listing de la RATP pour le moins croquignolet. Daté d’avril 1978, ce document montre de quelle manière étaient répartis à cette date les agents de l’entreprise en fonction de la pénibilité réelle ou supposée de leur emploi.
Avant de prendre connaissance de cette perle des seventies, encore faut-il savoir que le personnel de la RATP était classé en trois catégories d’agents bénéficiant de conditions différentes de départ en retraite : les Sédentaires (personnel administratif), les Actifs A (techniciens et agents d’entretien) et les Actifs B (personnel d’exploitation : conducteurs, machinistes, contrôleurs, agents de station). D’où l’utilisation dans le jargon d’entreprise du sigle S.A.B.
Résumons de manière schématique : réputés de facto moins actifs que les Actifs (un peu vexant, non ?), les Sédentaires devaient impérativement attendre leurs 60 ans pour bénéficier de la retraite après 37,5 années de bons et loyaux services. Les Actifs A pouvaient, eux, partir dès 55 ans si leur nombre d’annuités le permettait. Quant aux Actifs B, c’est dès l’âge de 50 ans qu’ils pouvaient dire bye-bye à l’entreprise et partir cultiver leur jardin ou jouer à la pétanque avec les potes, à condition d’avoir tenu un emploi classé B durant au moins 25 ans.
Là où le système s’est compliqué, c’est quand sont intervenues les premières revendications catégorielles internes liées aux conditions de travail sur les différentes lignes de métro et de bus ou dans les ateliers et les services techniques. Des revendications conclues, parfois à l’issue d’une grève, soit par l’attribution d’une prime de sujétion*, soit par une amélioration du régime de retraite pour les Actifs non exploitants. Après avoir scindé le régime Actif A en deux catégories A1 et A2 (cette dernière devenant le régime C), l’entreprise a progressivement créé toute une série de régimes composites constitués d’un mix entre le B et le A1 ou le A2.
C’est ainsi que, les mois et les années passant, sont nés les régimes SAB D (25 % de B + 75 % de A1), puis E (75 % de B + 25 % de A1), puis F (80 % de B +20 % de A1), puis G (50 % de B + 50 % de A1), puis H (80 % de B + 20 % de A2), puis J (70 % de B + 30 % de A2), etc... De nouvelles revendications s’ajoutant aux précédentes, l’alphabet était parti pour ne plus suffire en cette bonne année 1978. Et pour cause : en avril, on en était arrivé à la lettre... Y !
Si l’enveloppe charnelle d’Alfred Jarry avait disparu en 1907, son esprit, on le voit, était toujours bien présent en différents lieux, et notamment à la Direction du Personnel de la RATP où le père de la pataphysique avait fait des émules. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer le régime SAB Y (35 % de B + 65 % de A2) avec le SAB L (34 % de B + 66 % de A2). Une différence de taille entre ces deux régimes : appliquée à une carrière entière, elle revenait à modifier l’âge de départ en retraite de quelques jours au maximum. Mais syndicats et négociateurs de la Direction étaient contents d’être parvenus à un accord pour stopper un conflit social, et cela seul importait.
Tandis que les eaux de la Seine s’écoulaient paisiblement sous les fenêtres du Directeur Général de la RATP, confortablement installé dans son bureau du siège de l’entreprise, quai des Grands-Augustins, le monde changeait : certains métiers disparaissaient, d’autres faisaient leur apparition, quelques-uns encore se transformaient, au gré des innovations. Et forcément les conditions de travail s’en trouvaient touchées. D’où de nouvelles revendications, de nouvelles négociations, de nouveaux accords. Et, cela va sans dire, une évolution du tableau des régimes de retraite SAB.
En avril 1978, ce tableau comportait officiellement 23 régimes comptant un nombre plus ou moins important d’agents. En tête venait tout naturellement le B (celui du personnel d’exploitation) avec 23105 agents. Suivaient le C (ou A2) avec 6304 agents, le S avec 4703 agents et le A (ou A1) avec 1576 agents. Avec respectivement 167, 137, 79 et 12 agents, les régimes L, J, K et Q venaient loin derrière. Mais que dire des régimes âprement négociés H, P, R, T, V, W, X et Y, aucun d’eux ne comptant plus de... 10 agents ? Passons sur le G et le N qui culminaient à... 2 agents pour en venir aux fleurons du tableau, les régimes D, E, F, M et U, toujours présents malgré la disparition des emplois qui avaient justifié leur création, mais ne bénéficiant plus, de ce fait, à aucun agent.
Une telle finesse de traitement était d’autant plus étonnante que les agents étaient souvent mobiles, notamment dans les filières techniques, au gré des qualifications acquises sur le terrain ou par le biais de la formation continue. Allant d’un emploi à un autre au sein de l’entreprise, ces agents ne bénéficiaient parfois que durant quelques années, voire quelques mois seulement, de tel ou tel régime. On imagine aisément le casse-tête du calcul à l’approche de la fin de carrière, particulièrement lorsque l’informatique n’était encore que balbutiante. Par chance, ce n’était plus tout à fait le cas en 1978. Nous voilà soulagés !
Pour finir, reconnaissons que si cette « usine à gaz » prête à sourire, il n’y a pas lieu de brocarder la RATP pour sa gestion passée de ce qui ne s’appelait pas encore les « ressources humaines ». Il ne fait aucun doute en effet que de telles « usines à gaz » ont existé, non seulement dans d’autres services publics et dans l’Administration, mais également dans la plupart des grandes entreprises privées à statut et caractérisées par la présence de syndicats actifs. Aujourd’hui, à la RATP comme ailleurs, tout cela est probablement du passé. Enfin, peut-être...
* Deux exemples insolites parmi des dizaines d’autres : la prime d’ensachage des sciures et la prime d’usure des chaussures sur le ballast, toutes deux disparues.
Photo : Michel Montanier
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