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Quatre-quarts

 

De curieux passagers

 

Il était une fois un passeur qui avait la réputation d’être un grand sage, un homme capable de répondre à toutes les questions concernant la rivière. Il avait tout appris en écoutant les anciens et ceux qui savaient, en observant le grand livre de la nature tout en y ajoutant toujours son petit grain de sel, l’homme était curieux de tout, prévenant pour ses passagers et prompt à rendre service pour peu qu’il fut dans ses cordes.

Ce jour-là, alors que la Loire était haute, grosse et menaçante, que la double cote était dépassée, il œuvrait en dépit du danger et des risques qui menaçaient. Il était assez adroit pour déjouer les pièges de la rivière, assez malin pour ne pas commettre d’imprudence et plus encore suffisamment proche de ses sous pour poursuivre sa mission en dépit du danger.

C’est dans ce contexte inquiétant qu’il vit arriver quatre personnages à l’allure menaçante, à la mine peu avenante et au regard torve. Il les aurait bien priés d’aller se faire pendre ailleurs mais il avait la conscience professionnelle et l’amour du métier. Faire passer les gens sur l’autre rive était sa raison d’être, sa passion tout autant que sa raison de vivre. Nonobstant toutes ces qualités, la venue de ces quatre lascars ne lui disait rien qui vaille.

Ils arrivèrent pourtant, réclamant une traversée sur une Loire en colère. Elle charriait, elle roulait, elle était grosse et menaçante. En dépit de son aspect peu engageant, les passagers revendiquaient de passer promptement sur l’autre rive. Ils avaient de quoi payer et se proposaient même de lui octroyer un supplément sonnant et trébuchant.

Le passeur, Gaétan de son prénom, dit l’Albatros, fit bonne figure à ces curieux paroissiens. Il les pria de monter sur sa barque, accepta d’eux plus que ce qu’il aurait exigé de ses clients habituels. Il sentait qu’il avait affaire à des passagers peu ordinaires, à de mauvais coucheurs et des gens dont la fréquentation n’était guère agréable. Le temps de la traversée serait assez court, il pouvait bien les supporter en dépit de leurs mauvaises mines.

Quand ils embarquèrent le ciel s’obscurcit, le vent se leva et les eaux grondèrent plus qu’à l’ordinaire. Gaétan devinait que le voyage, en dépit de sa brièveté, ne serait pas une partie de plaisir. Il ne pouvait imaginer à quel point il voyait juste. Il n’avait pas donné plus d’une dizaine de coups de bourde que l’un des quatre se leva, pointa du doigt un oiseau dans le ciel et demanda d’une voix inquiétante le nom de cet oiseau de proie qu’il n’avait jamais vu auparavant dans le secteur.

Gaétan l’observa attentivement, jamais il n’avait vu dans les airs pareil rapace. Manifestement, c’était un oiseau de mauvais présage, un animal qui n’avait pas l’habitude de voler en bord de Loire. Le passeur reconnut son incapacité à le nommer tout autant que sa totale ignorance. Son questionneur de rire d’une manière à vous glacer le sang et de lui répondre : « Mon ami, votre impossible à me renseigner va vous priver d’un quart de votre ligne de vie. Vous aurez tout intérêt à être en mesure de renseigner mes camarades si vous voulez voir l'autre rive ! »

Le passeur haussa les épaules, se concentra sur les difficultés de la navigation sans se soucier de la menace absurde d’un passager qui ne lui disait rien qui vaille. Quand ce fut le second qui se leva, plus sentencieux encore que son camarade, demandant d’une voix qui ne laissait pas la place au moindre doute de sa part qu’elle était la cote de la Loire ; le brave homme en fut décontenancé, internet n’existait pas encore pas plus que les relevés de la DREAL. Il fut bien emprunté de lui répondre faute de pouvoir regarder une échelle de crue de là où il était. L’autre de rire et de lui rétorquer que son ignorance lui coûtait désormais la moitié de son existence.

Gaétan eut un frisson dans le dos, se concentra sur sa tâche en pensant qu’il avait affaire à des plaisantins qui avaient trop bu, un cas de figure fréquent en bord de Loire, là où le vin est si bon. Il n’était pas homme à se faire du tracas, il devait tenir sa route et veiller à ne pas fracasser sa barque contre un corps flottant, la Loire charriait tant de choses ce jour-là …

Il ne fut pas surpris de voir le troisième se lever à son tour, l’air tout aussi prétentieux que ses deux premiers camarades. Il avait dans la voix une gravité à vous glacer le sang que son allure malingre renforçait plus encore, donnant une curieuse impression de malaise. Il leva une main au-dessus de sa tête, semblant défier le ciel tout en demandant au passeur : « Dis-nous, toi l’homme qui passe les humains sur l’autre rive, quel était ce fleuve de la mythologie sur lequel naviguait ton prédécesseur, le passeur des défunts ? »

Gaétan était un travailleur qui n’avait pas eu la chance de fréquenter l’école. Il était incapable de répondre à cette question et n’avait même aucune idée de ce à quoi elle faisait référence. Il haussa les épaules, répondit qu’il n’en savait rien et que surtout, il n’était pas temps de jouer au pédant. La Loire était en furie, elle était capable de balayer tout ce joli monde s’il n’y prenait pas garde. Son questionneur le menaça alors et dit à son tour : « Tu viens de perdre le troisième tiers de ta vie... tu devras répondre à notre dernier camarade ou le voyage s’arrêtera là pour toi ! »

La passeur rit sous cape. Il avait embarqué des fous furieux, il en était désormais certain. Ces gens-là ne méritaient pas la moindre considération. Alors que le dernier se levait, Gaétan prit les devants en haussant la voix : « Mon ami, avant que de me poser votre question, acceptez de répondre tout d’abord à la mienne ». L’homme, pris au dépourvu, regarda ses compères et ne dit mot. Le passeur poursuit : « Vous serait-il possible de me dire à quoi sert ce gros bouchon au fond de la barque ? Si vous ne pouvez y répondre, laissez donc l’un de vos compagnons apporter la clef de l’énigme ».

Les quatre curieux voyageurs se regardèrent, interrogatifs. Voilà bien une énigme qui n’était pas prévue au programme. C’était à leur tour de ne pouvoir répondre. Gaétan se mit à rire : « Avant de vous donner la clef de ce mystère, j’ai une question supplémentaire. Savez-vous nager messieurs les questionneurs ? » Ce faisant et devant les quatre têtes qui exprimaient la négative, le passeur ouvrit une trappe qui fit pénétrer l’eau à grand flot dans la barque. Celle-ci sombra bien vite et Gaétan plongea tranquillement pour regagner la berge.

Il n’eut pas besoin de se retourner, il savait le sort qui était promis à ces sinistres personnages. Il avait peut-être perdu trois quarts de vie, les suppôts de Satan dégusteraient un quatre quarts à sa façon. Il avait gardé la main, il ne faut jamais oublier qu’en bon marin qu’il était, il était seul maître à bord de son bateau après le Dieu tout puissant. Le Diable ne savait pas nager, se fut-il mis en quatre pour venir quérir sa victime.


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2 réactions à cet article    


  • juluch juluch 31 octobre 12:44

    Et toc !!! bien fait !!

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