Une première fois

Tout vient à point à qui sait attendre.
Nous revenons dans cet espace disparate où rien n'est jamais comme ailleurs. Chaque situation entraîne des réflexions, des commentaires, des comportements qui ne sont pas prévisibles. C'est ce qui en fait le charme et l'immense richesse. C'est encore un merveilleux kaléidoscope de notre société et de ces gens venus de toutes les régions du monde.
Nous épluchions des légumes : cette activité qui m'occupe chaque mardi durant deux ou trois heures et je racontais ma surprise de rencontrer des hommes, « Français de souche » selon l'expression consacrée, retraités qui, venant pour donner un peu de temps, finissent par avouer à leur grande honte : « Il faudra me montrer, je n'ai jamais épluché de légumes ! »
Ne pensez pas que j'invente ; j'ai déjà entendu trois fois cette phrase depuis le mois de septembre. Je tombe des nues : comment peut-on avoir échappé à cette activité élémentaire de la vie collective durant une vie entière ? La révolution des mœurs et l'émancipation de la femme ne sont pas passées partout.
Je n'avais rien dit encore de cette surprise quand nous reçûmes l'aide d'un bénéficiaire, un jeune homme venant du Burundi. Il se proposa d'apporter son énergie pour nous remercier et découvrir l'autre versant de ce repas dont il bénéficie chaque midi. Se rendre compte : j'appréciai la démarche qui n'est pas si fréquente !
Il resta discret au début, observa avant de se mettre à l'œuvre. Il finit, lui aussi, par avouer que c'était la première fois pour lui ; qu'il n'avait, jamais de sa vie épluché des légumes. Je le rassurai en lui précisant qu'il n'était pas le seul dans ce cas, que nous avions rencontré des bénévoles mâles qui était dans la même situation que lui.
Il ne s'en tira pas mal ; preuve qu'il n'y a pas une malédiction ou des raisons génétiques pour ne pas partager cette tâche domestique. Pour un coup d'essai, ce fut un coup de maître avec plus de deux heures trente de ronde des couteaux. Les discussions qui agrémentaient cette tâche répétitive étaient agréables ; nous ne sentions pas le poids du jugement qui pouvait perturber notre ami africain.
Pourtant chaque comparse qui passait à portée de voix, lui glissait une petite remarque que nous devinions ironique. Il souriait et s'en sortait d'une pirouette. Manifestement, ses camarades jugeaient son activité indigne d'un homme. Puis ce fut la seconde phase de sa participation : assumant jusqu'au bout sa proposition d'aide, notre ami passa à la vaisselle.
C'est après une heure de pluches à un rythme effréné qu'il se confia enfin. « C'est étrange, il faut que je vienne en France pour faire tout ça pour la première fois. Jamais je n'aurais travaillé ainsi en Afrique. Nous sommes vraiment en retard. » Je le rassurai et citai ces bénévoles, Français d'origine, qui avaient été dans la même situation que lui.
Le garçon est intelligent. Nous évoquâmes les critères sociaux qui ont permis ici de sortir de ce cadre rigide et ancestral qui assignait la femme aux travaux ménagers. En France, il n'y a pas si longtemps que les choses ont basculé. Le travail de la femme à l'extérieur du foyer ayant, dans bon nombre de famille, permis d'évoluer vers un partage plus équitable des tâches.
Mon ami semblait rassuré. Il découvrait soudainement qu'il était, lui aussi, porteur d'une représentation figée des rôles . Il fut soulagé de savoir que l'Europe n'avait pas échappé à cette facilité qui plaçait l'homme au dessus des contingences domestiques ; il était fier, dans le même temps, de passer outre les moqueries et de remplir cette fonction devant ses amis.
Beaucoup peuvent trouver dérisoire ce récit. J'ai pourtant l'impression d'apporter une petite pierre à une longue histoire. Ce n'est pas avec des discours oiseux, des injonctions péremptoires ou des appels du pied que l'on fait évoluer les mentalités. Ce sont par des gestes simples, des mains tendues et la vertu de l'exemple que nous pouvons faire un petit bout de chemin ensemble.
Ce bénéficiaire, que je considère désormais comme un ami, est venu parce que nous avions établi une complicité autour de textes et d'échanges amicaux. La découverte des travaux domestiques n'est qu'une goutte d'eau dans le contexte sociétal. Il ne faut pas mésestimer pourtant ces petits riens qui feront qu'un jour, nous envisagerons le monde avec un autre regard.
Domestiquement vôtre.
"La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles
Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d'amour.
Verlaine
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