A 10 ans sous les bombes
Juin 1944...
Bernard a eu dix ans cet hiver, il vit dans un meublé d’une petite ville normande avec ses parents. Installation de fortune, depuis quelques mois que les Allemands ont expulsé la famille de leur maison pour y loger quelques officiers de la Wehrmacht.
Aujourd’hui, son oncle André et sa femme sont venus partager le repas, avec les cousins. Un joyeux repas qui commence, les onze convives débattant avec entrain de l’organisation des jours à venir. Louis, le père de Bernard, est à l’usine, il apportera ce soir ses propres idées au débat. Le soleil, absent depuis plusieurs jours, est enfin revenu ce matin. Une belle journée de printemps normand commence…
Il est deux heures moins le quart lorsque retentit la sirène. On en est au fromage. Bah, encore une fausse alerte probablement !
- Les enfants, finissez quand même vite vos assiettes, on ne sait jamais.
Et Christiane, la maman de Bernard, précise pour les cousins peu familiers des lieux :
- La cave est juste en-dessous de cette pièce, on y accède par la trappe, là, à côté de la fenêtre du jardin.
Elle crie cette consigne à très haute voix, car la sirène hurle toujours. Sa sœur a le temps de répondre :
- Vous avez de la chance, ce sera moins long que nos quatre étages à descendre dans l’immeuble de Paris. La dernière f…
La phrase n’ira jamais plus loin. Elle est interrompue par un fracas épouvantable. La maison tremble, la fenêtre côté rue s’ouvre brutalement comme poussée de l’extérieur. Les vitres volent en éclats et retombent en pluie sur la table, mêlées à des fragments de plâtre chutant du plafond.
Certains, peut-être, hurlent de peur. On ne les entend pas. Mais inutile de rappeler les instructions…
Après une seconde de frayeur immobile, têtes rentrées dans les épaules, grands et petits sont debout et cherchent la trappe des yeux. Les déflagrations se succèdent sans interruption, bien que moins proches semble-t-il. Ou est-ce l’habitude, déjà ?
Bernard était assis le plus proche de la trappe. Vite levé, à demi inconscient de frayeur, il s’emploie de toute ses forces à soulever la trappe. Il tire le crochet, il tire, il tire….Rien à faire. Alors il réalise qu’il est debout sur la trappe elle-même, il repousse violemment la personne pressée contre lui, il ne saura jamais qui c’était, fait un pas en arrière et réussit enfin à ouvrir le passage vers l’escalier. Sous les bombes qui explosent encore tout autour d’eux, les onze convives se précipitent dans la cave…
Juste comme le dernier, l’oncle André, descend la dernière marche, tombe soudain un impressionnant silence. Le bombardement semble terminé, mais l’expérience a enseigné depuis des mois qu’il faut attendre la sirène de fin du danger. On se serre les uns sur les autres, dans l’obscurité quasi totale. Bernard prie le Seigneur en tremblant. Avec ferveur, comme au temps proche de sa première communion, il prie pour ses parents, pour sa famille, pour lui-même. Il prie pour la France. Le temps s’écoule, lentement. Une dizaine de minutes…
Pas de sirène, mais un léger vrombissement qui enfle de plus en plus. André prend la parole, doucement.
- Ils reviennent. Serrez-vous contre le mur.
D’abord les sifflements qui percent le silence, là-haut. Tonalité aiguë, assez lointaine, devenant plus grave en approchant. De plus en plus grave, de plus en plus proche. A nouveau, inconsciemment, les têtes s’inclinent, les bras se ferment sur les épaules, les muscles se raidissent. Alors c’est l’explosion, terrible, assourdissante. Puis une autre, une autre encore. Et d’autres, qui semblent frapper un peu plus loin, tandis qu’on perçoit dans la rue le bruit de murs qui s’écroulent, des pierres qui frappent le sol, des gravats qui s’éparpillent sur le trottoir derrière le minuscule soupirail.
Une dizaine de secondes plus calmes. Quelques cris traversent le silence dans une rue voisine. Ils sont bientôt couverts par une troisième vague de bombes, moins proche. Extraordinaire sentiment de soulagement à penser que si les bombes maintenant tombent plus loin, c’est peut-être la fin du danger ici…
L’espoir prend corps, car plusieurs minutes s’écoulent. On attend la sirène de fin, mais rien. Alors une vie extérieure commence à se manifester, bruit de pas dans la rue, appels, interpellations. Quelques mots font surface, semblant irréels après le vacarme :
- …Tu n’as rien ?
- Attention, il y a un trou…
- Dis-moi où tu es, je ne vois rien…
- Mon Dieu, où est passé le petit ?
Dans la cave on se détend, avec dans les têtes un sentiment de résurrection. Christiane s’adresse à André, voix tremblante.
- Pourquoi n’entend-on pas la sirène ? On dirait pourtant bien que c’est fini.
André, dans un signe d’impuissance :
- Oui, il n’y a plus aucun bruit d’avion. Attendez, je vais voir dehors.
Il monte l’escalier, franchit la trappe encore ouverte, revient après une minute.
- Dehors, vu par le trou de la fenêtre, il n’y a que des ruines fumantes. Sûr que le toit de la mairie s’est effondré, et la sirène avec ! Je pense qu’on peut sortir d’ici.
Bernard éclate de rire, sans raison. Le ressort, qui se détend. Et tout le monde entreprend de remonter à la surface, André cette fois le premier.
Hormis les débris de vitre et de plâtre au sol et sur la table, la pièce paraît intacte. Le déjeuner interrompu est toujours là, à part quelques verres renversés et cassés. Le fromage est resté dans les assiettes, disparaissant presque sous une couche de poudre blanche. Jean, le cousin boute-en-train, annonce à la ronde :
- Ne me parlez plus du camembert normand, regardez : c’est du plâtre !
Pas de rire, personne ne répond, mais la phrase restera dans les mémoires de la famille.
André ouvre la porte extérieure, qui donne directement sur la rue. Aussitôt se déverse dans la pièce un amoncellement de gravats, mais dès que le passage est libre il sort jeter un coup d’œil, laissant la porte ouverte. On aperçoit des gens marchant dans la rue avec des sacs, des valises, l’un d’eux pousse une brouette. Tous progressent difficilement, dans le même sens, vers la sortie de la ville. Bernard voit son oncle traverser la rue, examiner la façade, et aussitôt rentrer pour s’adresser à sa mère.
- Il faut sortir d’ici, au plus vite. De l’intérieur on ne voyait rien, mais la maison est fortement lézardée sur toute sa hauteur. Elle peut s’écrouler d’un instant à l’autre.
Alors Christiane, toujours efficace dans l’adversité dont elle a acquis une certaine habitude :
- Les enfants, ne touchez à rien et sortez dans la rue.
Ce texte est un extrait, condensé et adapté, du roman « Né de Père Disparu » (Raoul Rouot, Muller édition, 2006)
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