A la recherche de Marcel Proust
L’œuvre de Proust procède d’une quête intérieure, étrangère aux conventions. Analyste éclairé de la nature humaine et des profondeurs cachées, l’écrivain nous fait partager, dans un langage original qui fonde son propos, plus que des émotions, une spiritualité. Sans nier la réalité du monde et de ses apparences, il le remodèle dans l’évidence d’une œuvre ouverte à une certaine forme de rédemption.
C’est en 1975 que je me suis immergée dans l’œuvre de Proust. Peu d’auteurs n’avaient, jusqu’alors, produit sur moi une telle impression. Il m’avait fallu attendre mes 30 ans pour m’engager dans une expérience dont je ne doutais pas de l’importance révélatrice, mais qu’il me paraissait préférable de n’aborder qu’après avoir accompli un certain parcours intérieur. Ce que l’on m’avait enseigné de Proust, durant mes études, m’avait permis d’apprécier la finesse de ses analyses, le charme envoûtant de ses phrases qui ne nous lâchent qu’après nous avoir conduits là où nous devons aller, c’est-à-dire au plus profond.
A la suite de La Recherche, j’avais lu un certain nombre d’ouvrages consacrés à l’écrivain, entre autres, celui de George D. Painter, dont le parti pris freudien avait pour conséquence de circonscrire l’auteur du Temps retrouvé dans l’enclos fécond, mais fangeux, de ses névroses, déviations sexuelles et obsessions, ce qui m’avait particulièrement irritée. La démonstration du dramaturge anglais, pour savante et laborieuse qu’elle fût, ne pouvait me convaincre que le génie de Proust ait pu jaillir de ces seuls désordres psychiques. Il y avait autre chose, ce miracle qu’il avait si bien su évoquer dans Contre Sainte-Beuve, cette rencontre inouïe avec l’inspiration, ce dépassement de soi irrésistible, cette entrée dans la demeure de l’esprit où les légendes se fondent, qui permet au créateur d’affronter sa création et de la rendre possible.
L’être humain ne peut se résumer à ses instincts, ses pulsions, ses humeurs sans en être dangereusement réduit : non, l’homme, selon Proust, est habité de songes, d’impressions qui se conservent intacts et que la mémoire peut réactualiser à tous moments, aussi est-ce notre intuition et notre capacité de ressouvenance qui éclairent notre conscience et nous aident à défier le temps. C’est pourquoi, il m’a paru intéressant, en réaction à cette approche trop psychanalytique, d’aller au-devant de Proust par une autre voie, celle qu’emprunta cet auteur qui n’eut de cesse de percevoir l’envers du réel afin d’atteindre l’essence des choses, et où il se laisse plus volontiers aborder. Ce compagnonnage ne s’est pas affadi depuis ; la providence a même voulu que j’habite dans une avenue qui porte son nom, à proximité d’un manoir que fit construire, dans les années 1890, l’une de ses amies les plus chères, Mme Straus et où, au printemps, les aubépines abondent...
La pérennité du souvenir est notre éternité et il n’y a rien d’éphémère que nous ne soyons capables de faire revivre, si bien que nous possédons, malgré nos faiblesses et nos insuffisances, le pouvoir de rendre au passé la fraîcheur et la réalité du présent, de le faire réapparaître dans une plénitude plus parfaite et mieux accomplie, comme si les événements et les scènes de jadis revenaient à nous dans la lumière d’un jour meilleur, comme si les chemins où nous nous égarions, convergeaient soudain afin de nous convaincre que la vérité ne se dévoile qu’après que nous l’ayons croisée, ainsi que ces fruits exotiques qui ne parviennent à maturité que longtemps après avoir été cueillis.
Rien ne va plus loin que ce subit ralentissement où Proust plonge son roman, comme si, avec sa plume, il agissait à la façon d’un cinéaste qui projetterait son film à une vitesse inférieure à la normale, fractionnant ainsi chaque geste. Proust a peint ses personnages de cette manière, en décomposant le temps, en freinant l’image, en représentant les scènes en surdimension, au point qu’elles se livrent de l’intérieur, comme si nous étions happés par ce temps tellement décalé qu’il épouse le rythme du nôtre.
Proust n’a cessé de jouer avec l’illusion, en prestidigitateur : tout en usant des outils les plus tangibles, des faits les plus concrets, il a, grâce à la cadence qu’il a adoptée, modifié notre perception. Sa Recherche, bien que privée d’action, est en définitive une épopée de l’âme. On y est en transhumance dans des steppes de perplexité et de solitude, on a l’impression que pèse un ciel d’apocalypse, on y devine dans le rire d’une jeune fille, une détresse qui confine au désespoir. On se sent d’autant plus humain, que l’humain semble s’y briser.
Proust nous a pris par la main. Ce n’est plus seulement le montreur de marionnettes, le ventriloque ; il est devenu notre ami, notre confident et sa phrase murmurante ne cesse plus d’éveiller au secret du coeur un surprenant écho. Quelle est cette voix venue d’ailleurs avec l’intonation de la nôtre ? On ne peut nier l’influence que Proust exerce sur son lecteur. Peu d’écrivains ont suscité un tel engouement, une telle dévotion. Peu sont lus avec une telle curiosité, peu ont inspiré un aussi grand nombre d’études. Cette Recherche est à l’origine de centaine d’autres, comme si on renvoyait, par un jeu de miroir, à cet auteur qui s’est intéressé à presque tout ce qui concerne l’homme, son image magnifiée par les effets causés par sa propre réflexion. On rejoint-là cette communion des esprits à laquelle il croyait et qu’en avance sur son temps il pensait scientifiquement possible. Il devinait que le néant contient toujours quelque chose. Aussi, je suppose que les découvertes de la mécanique quantique l’auraient enthousiasmé et conforté dans cette idée que la pensée a assez de force pour animer la matière et lui donner un sens.
Rien d’étonnant que des créateurs tels que lui, dont l’esprit fut si fécond, produisent bien après leur mort un réseau d’ondes pensantes qui nous prouvent que l’univers rêvé peut s’établir en une unité plus probante que la réalité perdue. C’est donc que La Recherche est sortie victorieuse des ornières du temps. Elle ne s’y est pas enlisée, à l’exemple d’autres romans, trop encombrés d’un réalisme pesant. Rien ne pèse dans l’univers de Proust. D’autant moins que ce qui compte pour l’écrivain, c’est que l’art libère les énergies, transgresse les frontières, éclaire les ténèbres et outrepasse les limites du temps. Si bien que l’artiste, enseveli dans la nuit du tombeau, ne cesse plus de dialoguer avec les générations futures.
Armelle Barguillet Hauteloire - Proust ou la recherche de la rédemption et Proust et le miroir des eaux - Ed. de Paris
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