Cet été, nos «
meilleurs esprits » (
sic) furent bien occupés puisque, entre autres, il a fallu empêcher l’opinion d’«
ânonner
» en prouvant par la lumière que Siné était antisémite (BHL, «
De quoi Siné est-il le nom
?
»,
Le Monde du 22 juillet),
ne pas défendre la liberté d’expression en Turquie, et
voir en Géorgie que la Russie alcoolique était plus méchante encore que nous ne l’imaginions. Tout cela pour le bien de l’humanité.
On reste hébété face à un tel galimatias servi par nos «
philosophes
» et «
meilleurs esprits
». C’est en vain que l’on chercherait une autre base de pensée qu’un grossier manichéisme moralisateur. Et c’est attristé que l’on se demande comment le débat intellectuel dans ce pays a pu sombrer de la sorte. Déjà, en 1979,
la question se posait : «
Sous quelles conditions sociologiques et anthropologiques, dans un pays de vieille et grande culture, un "auteur" peut-il se permettre d’écrire n’importe quoi, la "critique" le porter aux nues, le public le suivre docilement – et ceux qui dévoilent l’imposture, sans nullement être réduits au silence ou emprisonnés, n’avoir aucun écho effectif ? » C’est signé Cornelius Castoriadis.
Alors, plutôt que de s’atteler à remplir le tonneau des Danaïdes (répondre aux incessantes leçons de morale politique de nos « meilleurs esprits »), pourquoi ne pas se désintéresser de la question et découvrir ce que de vrais penseurs ont à dire ? Cet article tentera donc de présenter la radicalité de la pensée de Castoriadis, méconnu et pourtant géant intellectuel du XXe siècle. Il a notamment écrit L’Institution imaginaire de la société, œuvre-mère dans laquelle il montre la société comme auto-institution d’une part, l’occultation de cette idée par la « pensée héritée » d’autre part, et conclut enfin que cette occultation est ce qui empêche toute transformation radicale et révolutionnaire de la société, et donc que cette transformation radicale passe par l’élucidation de la société comme création d’elle-même. « Dieu est mort » signifie que la responsabilité des humains, ici et maintenant, est pleinement engagée : il n’y a qu’à s’en saisir ! Retour sur trois points centraux chez Castoriadis à partir de L’Institution imaginaire de la société et du premier tome des Carrefours du labyrinthe.
1/ La liberté des uns commence là où commence celle des autres
Le social-historique : l’espace-temps de la création, de l’altérité et donc de l’autonomie : le fait de se donner soi-même sa loi. Or, les sociétés humaines sont toutes instituées dans l’hétéronomie : elles admettent l’idée qu’elles ne sont pas œuvre humaine (dieux, esprits, héros…), ou alors d’hommes du passé, mais en aucun cas ceux qui sont présents hic et nunc. Cependant, la démocratie, qu’elle soit grecque ou moderne, implique la conscience que nous créons nos lois : il y a donc une autonomie politique dans l’hétéronomie. Castoriadis parle d’autonomie collective, dont la condition sine qua non est l’existence d’une autonomie individuelle.
L’autonomie individuelle. Freud : « Où était Ça, Je dois devenir ». Il ne s’agit pas de nier, d’annuler l’inconscient, mais de s’emparer de l’instance de décision : le conscient prend le pouvoir sur l’inconscient. En effet, l’inconscient, c’est la loi d’un autre que moi. Ce discours de l’autre s’élucide dans l’imaginaire : le sujet se prend pour quelque chose qu’il n’est pas, il est dominé par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel. Le conflit n’est pas entre pulsions et réalité, mais entre « pulsions et réalité, d’un côté, et élaboration imaginaire au sein du sujet, d’un autre côté. » Alors l’autonomie n’est pas la négation de l’autre, n’est pas liberté pure, mais union produite et productrice du soi et de l’autre. Elle rend possible l’activité du sujet et qu’on peut espérer éviter l’écueil de la philosophie traditionnelle qui « ravale au rang de conditions de servitude aussi bien l’autre que la corporalité […] et retrouve l’aliénation du sujet effectif comme problème insoluble. »
Ainsi peut-on sortir de la contradiction irréductible dans les termes posée par la pensée héritée : l’action d’une liberté sur une autre liberté. C’est bien parce que l’autonomie est élaboration du discours de l’autre (et non pas sa négation) que l’action intersubjective est possible, qu’une politique de la liberté est possible, évitant les Charybde et Scylla de la manipulation et du silence. Bien au contraire, c’est parce que l’autre est autonome que je suis autonome. Il s’ensuit logiquement que plus l’autre est autonome, plus je suis autonome. Il devient illusoire de vouloir l’autonomie sans la vouloir pour tous les sujets. Si « l’Enfer, c’est les autres », « Je est un autre ». Confronter Sartre et Rimbaud n’est pas seulement amusant… Et c’est également rejoindre l’éthique spinoziste (Antonio Damasio, Spinoza avait raison) : pour nous maintenir, nous devons nécessairement préserver les autres soi.
Hélas ! l’aliénation est instituée dans la société. C’est la loi de l’impersonnel ou la loi de quelques-uns. Ici, on comprend tout ce que l’adage « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » comporte de glissement sémantique. Il ne s’agit plus de « liberté », mais d’« aliénation », de « domination », de « pouvoir » et/ou de « respect de l’ordre social ». C’est adopter la même attitude que les Grecs pour qui la servitude des esclaves n’était pas choquante, bien au contraire puisqu’elle seule permettait leur « liberté » comme le raconte Pierre Vidal-Naquet. Répéter une dernière fois : la liberté de l’autre ne peut pas limiter la mienne.
2/ La psychanalyse entre normalisation sociale et émancipation individuelle
1960-75 : la psychanalyse parisienne se décompose et Un destin si funeste (1976) de Roustang en est une illustration. Roustang dépasse le lacanisme pour interroger la psychanalyse, Castoriadis y répond.
Pour Roustang, le lacanisme est un monstrueux circuit aliéné et aliénant, mais ne fait que répéter le péché originel de la psychanalyse dont la théorie est le « délire de plusieurs ». Mais Roustang lui-même oublie/nie l’inscription de la psychanalyse dans le social-historique et semble vouloir sauver la théorisation lacanienne en ne mentionnant pas sa pratique, pris qu’il est dans l’idéologie de la « maîtrise » : l’abjection de la pratique lacanienne correspond au refus de l’altérité, tout serait soumis à la répétition et l’inane combinatoire de la structure. Ainsi pour Lacan, ainsi pour Freud ? Mais Castoriadis montre que la pratique freudienne se faisait en dépit de sa théorie, alors que, chez Lacan, les deux étaient en phase. Chez Freud en effet : possibilité de penser une autre situation individuelle ; le meurtre du père n’est possible qu’avec le pacte des frères (refus de la maîtrise). Privé d’assurance théorique, privé d’assurance pratique, l’analyste a besoin d’une prothèse : dogme codifié ou pouvoir d’un seul (maître). Alors destin funeste ? On ne peut déjà pas comparer la situation de Freud avec toutes celles ultérieures puisque Freud, dans une position unique, a institué la psychanalyse et son histoire. L’occultation de l’histoire, de la socialité, de l’individu, de la création, est un point aveugle de la théorie psychanalytique. L’imagination radicale est dévoilée et en même temps recouverte par Freud.
Se pose la question de la volonté, du projet de l’analyste, plus que son « désir ». Est-ce l’autonomie du patient ? Les sociétés psychanalystes qui calquent le rapport maître-disciple sur le modèle de la famille ne peuvent s’y résoudre. Pourtant, le disciple n’est pas le fils, le modèle familial est lui-même daté et inscrit dans une société. Et puis, pour l’idéologie parisienne, la pensée n’existe pas, mais seule la théorie, délire de plusieurs quand le délire serait la théorie d’un seul. Exit la question de la vérité ! Cette conception les oblige à avoir la même théorie et donc à forcer les autres à l’adopter : violence, maîtrise, esclavage. Or, l’étayage sur le social-historique, la création, c’est ce que Freud tentait de penser avec la sublimation, évidemment marginalisée par tous ses suiveurs.
Objet psychanalytique : la transformation du sujet. Quelle transformation ? Je à la place de Ça ? Quel Je ? Un Je-norme sociale ? C’est de fait ce qui va l’emporter, avec le risque pour la psychanalyse de devenir un lieu de conservation de l’ordre social. Mai-68 (l’histoire !) a emporté le structuralisme, la psychanalyse s’est alors diluée dans le n’importe quoi médiatique et biodégradable. La suite de son histoire ?
3/ Valeur fondatrice de la société et limite de la pensée héritée
Castoriadis reprend la recherche par Marx du « secret » de l’expression de la valeur, qui pense l’avoir trouvé « en vérité » alors qu’Aristote aurait « hésité et renoncé », empêché selon Marx par une « borne historique ». Marx a-t-il raison et a-t-il réussi ? Pour Aristote, l’échange implique l’égalité, qui elle-même implique la commensurabilité. Or, selon lui, il est « impossible en vérité » que des choses dissemblables (une maison et cinq lits) soient commensurables. Marx, en revanche, estime qu’il y a une substance commune qui est le travail humain et qui fonde le rapport d’égalité « en vérité ». Ce serait donc que la société grecque – le travail des esclaves (la borne historique) – empêchait Aristote de voir ce rapport.
Marx comme tout grand auteur est pris dans une antinomie profonde : ce travail supposé tout modifier et se modifier lui-même constamment (moteur de l’Histoire) est pourtant pensé comme Substance/Essence, donc inaltérable. Marx oscille alors :
ü Le capitalisme transforme effectivement les hommes et leurs travaux, hétérogènes, en du Même homogène et mesurable.
ü Il fait enfin apparaître ce qui était là depuis toujours mais caché.
ü Il donne l’apparence du Même à ce qui est essentiellement hétérogène.
Castoriadis explique alors que si Aristote n’a rien vu, c’est parce qu’il n’y avait rien à voir puisque c’est le capitalisme qui institue une (pseudo) homogénéité des individus et de leurs travaux. C’est Marx qui est « enchaîné à "l’état particulier" de la société où il vit. »
Castoriadis revient donc à Aristote qui estime que les individus et leurs travaux sont « tout autres et inégaux ». Ils doivent donc être « égalisés » pour qu’il y ait échange et par là société. Cette égalisation est donc l’œuvre de l’arbitraire du nomos (la loi), mais ne saurait rendre « en vérité » les individus égaux : ils le sont « suffisamment quant à l’usage/besoin. »
Qu’est-ce qui est plus juste ? C’est l’enjeu de la discussion de la répartition initiale. Marx le répétera après Platon : l’égalité arithmétique est inégalité (il n’est pas égal de donner autant de nourriture à un enfant et à un adulte). L’égalité doit donc être géométrique : proportionnalité de deux rapports, mais sur quelle base ? Aristote explique qu’il faut au préalable la fixation d’une axia (Proto-valeur chez Castoriadis) : pourquoi telle valeur est-elle valeur ? Une société commence donc toujours par poser une Proto-valeur à partir de laquelle la paideia (dressage social des individus) agit, mais cette Proto-valeur n’a pas de justification. La question de l’institution dépasse donc la « théorie » et marque la limite de la pensée héritée.
« Les hommes ne naissent ni libres ni non-libres, ni égaux ni non-égaux. Nous les voulons libres et égaux dans une société juste et autonomie. » C’est en ce sens, et non à cause d’une prétendue égalité naturelle des hommes, ni de raisonnements théoriques, que Castoriadis soutient l’égalité de revenus pour tous comme institution d’une société autonome, pour détruire la motivation économique, la hiérarchie qu’aucun raisonnement théorique ne saurait justifier.