Ensemble avec une bonne histoire tout est possible ou l’art du storytelling
En juillet 2007, le conseiller de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino résumait ainsi, dans un entretien au Monde, sa contribution à la campagne présidentielle : « La politique, c’est écrire une histoire partagée par ceux qui la font et ceux à qui elle est destinée. On ne transforme pas un pays sans être capable d’écrire et de raconter une histoire. »
Une déclaration qui a surpris certains, tant elle tranche avec la conception qu’on se faisait jusque-là en France du débat politique, mais qui témoigne à l’évidence de la conversion des élites politiques et médiatiques en France au NON (Nouvel Ordre Narratif) .
Bien sûr, le régime présidentiel instauré par la Ve République favorise la personnalisation des joutes politiques et encourage une forme d’identification collective à un destin présidentiel. Le mythe gaullien de la « rencontre d’un homme et de son peuple » suppose une certaine mise en récit de la vie du candidat, mais après le général de Gaulle - qui sut à l’évidence écrire un récit collectif, au point d’accréditer l’illusion qu’une nation serait une narration, c’est-à-dire une puissance symbolique autant que militaire ou économique -, ses successeurs n’ont eu de cesse de ramener la France à des ambitions plus modestes : celles justement d’une « puissance moyenne » aspirant à être gouvernée au centre, avec compétence et modération. Deux qualités qui peuvent nourrir ce qu’on a appelé une « culture de gouvernement », mais qui sont de peu de prix s’il s’agit d’écrire une histoire collective.
La personnalité d’Henri Guaino, dont l’attachement au gaullisme a été complaisamment rapporté et mis en scène, n’est pas pour rien dans ce détournement du récit gaullien - mais aussi de la geste d’une gauche réduite aux noms de Clemenceau, Ferry et Blum - au profit de la story sarkozyenne. Une tribune publiée dans Le Monde en 2002 et cosignée par Henri Guaino et Nicolas Sarkozy ne s’intitulait-elle pas déjà : « Pour en finir avec un mythe... » « Pas plus qu’il ne suffît d’invoquer le nom du général de Gaulle, écrivaient nos deux démystificateurs, pour incarner une certaine idée de la France, il ne suffit d’invoquer les grandes figures des luttes sociales pour incarner la justice, la solidarité ou la République. » C’est pourtant précisément ce à quoi s’est employé, pendant la campagne de 2007, Henri Guaino, dont le rôle a sans doute été beaucoup plus important qu’on ne l’a dit, plus proche en tout cas de la fonction des spin doctors américains que du concept français de « plume » d’un candidat.
Il suffit en effet de relire cette tribune de 2002 pour comprendre à quel genre de spin s’est livré Henri Guaino cinq ans plus tard. Qualifiant la gauche de « gauche imaginaire », débusquant sa « rhétorique mythologique », il ne proposait rien moins que de « déchirer le voile de la mythologie » : « Il y a une mythologie de la gauche, qui n’a rien à voir avec les valeurs, mais qui est extrêmement efficace. » C’est bien pourquoi, en 2007, lorsqu’il s’agira de « faire l’ouverture », c’est dans les rangs de cette gauche mythologique que Sarkozy recrutera, parmi ses mythographes attitrés tels Jack Lang, Bernard Kouchner ou Max Gallo. [...]
[...] Au cours de la campagne électorale de 2007, un blogger, « Aldor » a eu la bonne idée de recueillir - dans un post intitulé « Henri Guaino, une mythologie de la France » - des extraits des discours rédigés par son conseiller et prononcés par Nicolas Sarkozy lors de ses voyages en province. Son tour de France pourrait s’intituler « De l’utilité des légendes » : c’est un hymne à la gloire des populations locales, héritières d’une gloire ancienne et oubliée, chantée par un barde de l’identité française. À Caen, les Normands sont « ces héros qui ont conquis l’Angleterre, Naples, la Sicile et Antioche, [qui ont] sillonné les mers et exploré le monde ». En Bretagne, Sarkozy célèbre la « grandeur » du marin : « Ce qu’il oppose à l’océan, ce n’est pas la force de ses bras, c’est la force de son esprit ». À Marseille, il convoque « les Fédérés qui le 10 août montent à l’assaut des Tuileries en chantant La Marseillaise ». Partout ce ne sont qu’éloges catégoriels, élégies bucoliques, apologies du terroir ; on chante les mers et les marins, les villes et les terres, les hommes et les bâtiments...
Harassant voyage d’un Don Quichotte de la formule, harnaché de souvenirs, d’histoires et de légendes, chantant à chaque étape les héros fameux de sa chevalerie.
Don Quichotte lui aussi voulait changer le monde en racontant une histoire... Comme l’écrivait Michel Foucault : « À lui de refaire l’épopée, mais en sens inverse : celle-ci racontait [...] des exploits réels, promis à la mémoire ; Don Quichotte, lui, doit combler de réalité les signes sans contenus du récit ». C’est exactement ce qu’a fait Henri Guaino, qui prétend « écrire une histoire partagée » alors qu’il répand de villes en villes les clichés narratifs et les figures imposées d’un récit scolaire, chantant la France historique et géographique, « ses terres usées, sacrifiées, sanctifiées par le sang versé ». Le Languedoc est « cette bien vieille terre où se mélangent depuis si longtemps les souvenirs des morts et les espoirs des vivants », déclame le candidat à Montpellier. Avant de célébrer quelques jours plus tard en Lorraine, « cette terre sainte où c’est la même chose de prier Dieu ou de prier la France ». Mais le voilà déjà en Auvergne, « ce vieux pays volcanique où la terre de cendres et les montagnes de lave se souviennent encore qu’ici un peuple courageux défit les légions de César au nom de la Gaule tout entière ». [...]
Les « histoires » de Nicolas et Ségolène
C’est sans doute le seul changement notable de cette campagne : les hommes politiques et les médias, les journalistes et les experts ont brusquement changé leur façon de s’exprimer, ils se sont mis à raconter des histoires. Pour la première fois, la droite ne revendiquait plus l’indépendance nationale ni la gauche le progrès social. Des deux côtés, triomphait le kitsch. L’opinion publique le comprit d’instinct, colportant allègrement les rumeurs des scènes de ménage, des ruptures et des infidélités....
La presse s’empara de la story des candidats, opposant une femme qui avait mis en échec le pouvoir patriarcal des « éléphants du PS » et un fils rebelle, qui mettait en scène depuis dix ans sa rupture avec le père-président. Ségolène et Nicolas, ayant tous les deux bénéficié très jeunes des faveurs du père (respectivement Mitterrand et Chirac), grandi dans son entourage immédiat et sous sa protection, se trouvèrent en situation de revendiquer le pouvoir. Ils le firent, affichant sans complexe ni tabou leur ambition nue : deux figures œdipiennes qui rompaient avec le père, mais aussi avec l’image du « père de la Nation » familière aux Français, depuis de Gaulle et même Pétain.
De Gaulle voulait rompre avec la IVe République, Mitterrand avec le capitalisme. Là, il s’agissait d’abord de rompre avec sa famille, biologique ou politique. C’était la révolte des rejetons, l’un lorgnant sans fausse pudeur sur la « France d’après », celle d’après le père, l’autre affichant sans barguigner son désir de pouvoir comme une fin en soi, son « désir d’avenir ». [...]
[...] Entre ces deux-là, point de débat d’idées, mais une rivalité « mimétique », pour reprendre un concept de René Girard , c’est-à-dire un conflit de narration entre deux désirs, deux ambitions, deux symptômes mis en récit par la presse. Ils s’opposaient d’autant plus qu’ils se situaient sur le même terrain émotionnel, ce que Freud avait qualifié de « narcissisme de la petite différence ». On les entendit comparer jusqu’à leurs performances en termes d’audimat. Plutôt que des convictions, on vit s’affronter des « valeurs », au lieu des compétences on afficha sa compassion. L’enjeu électoral se concentra alors presque logiquement autour des victimes : les accidentés de la vie, les femmes battues, les sans-logis, les handicapés, c’est-à-dire des personnes à forte résonance émotionnelle. Le registre des victimes tint lieu de sociologie électorale, le débat sur les inégalités fut remisé aux archives de la Guerre froide ; à sa place, on eut droit à la surenchère des compassions... Le débat télévisé entre les deux candidats en fut le théâtre provisoire, qui vit s’affronter non pas deux projets de société, mais, jusqu’à la caricature, deux postures, deux intrigues. Affrontement qui culmina au moment de l’épisode de la scolarisation des enfants handicapés, dans un assaut de compassion, une lutte au couteau pour les victimes [...]
[...] Ségolène Royal, un instant distancée, a rejoint son adversaire à Villepinte le 11 février 2007, convoquant dans son premier discours de campagne le cortège de « ces pauvres vies brisées, ces familles humiliées, ravagées par la misère et l’iniquité, ces destins marqués au sceau d’une malédiction qui ne dit pas son nom. [...] Il faut entendre et lire, dans les “cahiers d’espérance” issus de nos débats participatifs, le cas d’Odile, cette mère célibataire, admirable de courage et de dignité, qui attend un logement depuis quatre ans et raconte sa honte de vivre, avec ses deux filles, dans une chambre de douze mètres carrés. Il faut entendre Martine me dire, les yeux secs, le regard fier, mais avec des larmes dans la voix : “Quand les enfants sont invités à un goûter d’anniversaire, j’invente une excuse pour qu’ils n’y aillent pas, parce que je ne peux pas rendre l’invitation.” Il faut entendre ce père de famille alsacien que je n’oublierai, moi, jamais : “Je vis le RMI comme une maladie honteuse ; je ne veux pas être un assisté malgré moi ; je ne veux pas que les enfants me voient comme ça.” Ou encore, à Roubaix, l’histoire d’Adeline, terrorisée à l’idée de retrouver, après notre débat, un mari violent et dont elle ne sait pas qu’il sera capable, un jour, de la battre à mort, comme le subissent trois femmes par semaine. » [...]
Quand les cabinets de conseil américains abolissent la politique
« En général, dans une campagne, écrivent Denis Bertrand, Alexandre Dézé et Jean-Louis Missika, trois spécialistes de sciences politiques qui ont étudié les discours des candidats, on s’intéresse au “fond” des discours : les projets pour la société française, la conception idéologique qui les sous-tend et les propositions de moyens pour les mettre en œuvre. Parfois, certains s’intéressent aux “manières de dire” des candidats, mais même dans ce cas, l’accent est mis sur l’argumentation rationnelle, la force de conviction comme moyen de gagner l’assentiment intellectuel d’un auditoire. On s’intéresse peu à l’adhésion émotionnelle... » Dans leur livre publié au lendemain de l’élection, délaissant cette approche trop classique à leurs yeux, ils emboîtent donc le pas des candidats et adaptent leurs méthodes d’analyse à cette mise en récit de la communication politique : « Nous ne cherchons pas à appréhender les discours de la campagne présidentielle 2007 en termes d’argumentation. [...] Nous les examinons en tant que narration : des personnages sont en scène, ils agissent et ils luttent, des intrigues se nouent, des rebondissements se produisent, un récit se construit qui, dans une élection présidentielle, peut s’interpréter comme un récit à propos de la Nation . » [...]
[...] Les « campagnes marketing » de Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal signent donc une profonde évolution - et peut-être une vraie rupture - dans la culture politique française. Formatés par leurs conseillers experts en storytelling, réduits à leurs talents respectifs pour appliquer les préconisations de « mise en scène » - et Sarkozy l’a nettement emporté sur ce terrain -, les deux candidats ont de concert contribué à délégitimer la politique : s’adressant aux individus comme à une « audience », évitant l’adversaire, contournant les partis, ils ont substitué au débat public la captation des émotions et des désirs. Ce faisant, ils ont inauguré une ère nouvelle de la démocratie, que l’on pourrait qualifier de « postpolitique ». Il n’y a donc rien d’étonnant dans le fait que le nouveau président, dès son élection, ait transformé les cérémonies du 14 juillet en défilé de victimes. Ce fut le plus beau rassemblement de victimes jamais vu à l’Élysée, plus de 2 000, auquel le chef de l’État a rendu hommage avec des accents reaganiens : « Il y a parmi vous beaucoup de héros anonymes, qui ont fait des choses admirables », a-t-il dit après avoir dédié le défilé du 14-Juillet sur les Champs-Élysées à un petit garçon infirme - « Je voudrais dire à tous ceux qui sont heureux et qui se croient malheureux qu’ils pensent au petit Guillaume, dont le seul rêve était d’être assis au premier rang le jour de la Fête nationale. » Que les victimes remplacent les militaires le jour de la Fête nationale semble indiquer, comme ce fut le cas aux États-Unis après le 11-Septembre, une transmutation des valeurs de la nation et des enjeux du patriotisme : de la défense à l’illustration de la nation, de la levée des troupes à la mobilisation des émotions, de la conquête du territoire à la capture des écrans...
Librement adapté avec l’aide d’extraits de l’essai Le Storytelling cité dans l’article suivant.
Jean Chol Poivreselle
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