« La joie ne vient pas du dehors. Elle est en nous quoi qu’il arrive. »
« La lumière ne vient pas du dehors. Elle est en nous, même sans les yeux. »
Aveugle à 8 ans, résistant à 17 ans, déporté à Buchenwald à 20ans, il est surprenant de lire que c’est néanmoins la lumière, la joie, et l’amour qui résident au cœur des jeunes années de Jacques Luysseran. Son témoignage est un profond appel à l’attention et à la liberté intérieure, afin de nous laisser traverser par cette lumière, cet amour « beaucoup plus ancien » que nous.
« La réalité, c’est Ici et Tout de Suite. » Qu’ajouter à ce vibrant témoignage de d’attention et de vie ? Alors qu’il perd la vue, Jacques Lusseyran est le premier surpris de constater que cela ne signifie pas la perte du regard, mais un réajustement de celui-ci. C’est en cela qu’il nous invite à l’échange entre voyants et non-voyants, et plus largement nous encourage à cultiver notre attention, ainsi que notre perception unique de la réalité. Chacun de nous fait l’expérience d’une relation particulière et incomplète au grand Tout qui nous entoure et qui nous habite.
Loin de subir un handicap, il découvre avec joie un nouvel arrangement de ses sens qui l’aide paradoxalement à mieux voir en se retournant sur lui-même… A notre époque où la vie intérieure est bien trop souvent ignorée, lorsqu’elle n’est pas niée, ce témoignage est fort vivifiant… Il ne s’agit pas cette fois-ci d’un poète ou d’un sage qui tente maladroitement de partager l’indicible, mais d’un aveugle qui témoigne de ce qu’il a vu au cours de sa vie.
Il témoigne notamment du lien indéfectible entre l’amour, la joie et la vision… La peur et la haine nous rendent littéralement aveugles, ce que nos yeux distraits par les surfaces tendent à nous cacher, alors que notre âme le sait si bien. Son expérience de résistant (co-fondateur du mouvement des Volontaires de la Liberté dont il se chargera du recrutement en raison de sa capacité à voir la profondeur et la sincérité de son prochain) est riche et instructive. De même son expérience de Buchenwald laisse sans voix, car c’est bien l’amour et la joie qui lui permirent de survivre à l’enfer… Voici quelques citations extraites de son livre, suivies de citations extraites du recueil de conférences « La lumière dans les ténèbres. »
- « Un enfant ne pense pas à l’avenir, ce qui le protège contre mille sottises et presque contre toutes les choses. Il se fie au courant même des choses, et ce courant lui apporte à chaque instant le bonheur. »
- « J’ai vu un rayonnement partir d’un lieu dont je n’avais aucune idée, qui pouvait être aussi bien hors de moi qu’en moi. Mais un rayonnement ou, pour être plus exact, une lumière, la Lumière. (…) Je découvrais dans le même instant la lumière et la joie. Et je puis dire sans hésiter que lumière et joie ne se sont jamais plus séparées dans mon expérience depuis lors. Je les ai eues ensemble, ou je les ai perdues ensemble. »
- « Ce que la perte de mes yeux n’avait pas su faire, la peur le faisait : elle me rendait aveugle. La colère et l’impatience avaient les mêmes effets : elles brouillaient tout le paysage. »
- « Moi qui croyais qu’étant aveugle j’allais devoir aller au-devant de tout, je découvrais que c’étaient toutes les choses qui allaient au-devant de moi. Je n’avais jamais à faire que la moitié du chemin. L’univers était complice de tous mes désirs. »
- « Être libre, je le voyais, c’était, acceptant les faits, de renverser l’ordre de leurs conséquences. On niait les yeux de mon corps. D’autres yeux s’ouvraient, s’ouvriraient en moi : je le savais, je le voulais. Jamais un doute ne me vint sur l’équité de Dieu. »
- « Il n’y a de vie intérieure pour un homme, comme pour un enfant, que si le système de ses relations avec toutes choses réelles, au-dedans comme au dehors, est juste. »
- « S’il y a une différence entre un garçon de quinze ans et un homme de quarante ans, hélas ! j’ai bien peur qu’elle soit à l’avantage du premier ! Le garçon fait tout par attention, et l’homme ne fait plus rien que par habitude. »
- « J’avais oublié le vrai monde, celui qui est au-dedans de nous, et qui fait tous les autres. Je devais me rappeler que ce monde, au lieu de disparaître, grandirait avec les années, à une seule condition : que je croie en lui inébranlablement. »
- « Je rencontrais chez certains penseurs modernes le mythe de l’objectivité, et je me fâchais. Alors pour ces gens-là, il y aurait un monde unique, le même pour tous ! Et tous les autres mondes seraient des illusions rétrogrades ! Pourquoi ne pas le dire : des hallucinations ! J’étais payé pour savoir combien ils avaient tort. »
- « Le nazisme, c’était un germe omniprésent, une maladie endémique de l’humanité. Il suffisait de jeter quelques brassées de peur au vent pour récolter, à la saison prochaine, une moisson de trahisons et de tortures. »
- « La réalité, c’est Ici et Tout de Suite. C’est la vie que vous êtes en train de vivre, là dans la seconde. N’ayez pas peur d’y perdre votre âme : Dieu est dedans. »
- « Mais il restait une chose qui dépendait de moi : c’était de ne pas refuser l’aide du Seigneur. Ce souffle dont il me couvait. Là était mon unique combat, difficile et merveilleux à la fois : ne pas laisser mon corps avoir peur à la place. La peur fait mourir, et c’est la joie qui fait vivre. J’étais lentement ressuscité. (…) J’étais de plus si content que Buchenwald me parut un lieu acceptable, possible du moins. Si l’on ne me donnait pas du pain à manger, je mangerais de l’espérance. Cela fut vrai : je vécus encore dans le camp onze mois. (…) J’étais porté par une main. J’étais protégé par une aile. ON ne nomme pas de telles sensations vivantes. J’avais peine à m’occuper de moi. Ce souci-là m’eût semblé dérisoire. Je le savais dangereux, et il était interdit. Je pouvais enfin aider les autres. »
- « Quand un rayon de soleil venait, s’ouvrir tout entier, le prendre jusqu’au fond de son corps, ne plus penser qu’une heure plus tôt on avait froid, qu’une heure plus tard on aurait froid, lui faire fête. (…) Enlevez à la souffrance sa double caisse de résonance – la mémoire et a peur -, la souffrance subsiste, mais elle est déjà à demi sauvée. »
- « La vérité, ça glisse sur un homme, mais la contre-vérité, ça tient comme une teigne. »
- « Les va-nu-pieds, les clochards ; ceux qui n’avaient jamais eu de maison, ils avaient beau être bêtes ou être paresseux, ils avaient attrapé toutes sortes de secrets sur la vie, et ils ne grinchaient pas : ils vous les donnaient. »
- « Parce que – voyez-vous – les mauvais vieux, tous ces hommes qui n’auraient pas su vieillir, étaient morts. On mourait beaucoup entre cinquante et soixante-cinq ans à Buchenwald. C’était l’âge des hécatombes. Ceux qui survivaient, presque tous étaient bons. (…) Chez les hommes de plus de soixante-dix ans, je ne rencontrais que de la joie. C’était cela qu’il fallait faire pour vivre au camp : participer. Ne pas vivre pour son compte seulement. (…) S’étendre au-delà. Toucher quelque chose qui vous dépasse. N’importe comment : par la prière si on sait prier, par la chaleur d’un autre homme qui se communique à la vôtre et par la vôtre que vous lui donnez, ou tout simplement en cessant d’être avide. »
- « La joie ne vient pas du dehors. Elle est en nous quoi qu’il nous arrive. La lumière ne vient pas du dehors. Elle est en nous, même sans les yeux. »
La lumière dans les ténèbres
- « La vue, la puissance de voir préexiste à l’instrument que sont les yeux. »
- « Peu à peu, je compris qu’aimer c’était voir, et que haïr, c’était cela la cécité, la nuit. De la sorte, j’appris que la morale (non pas la morale sociale, mais la morale spirituelle) n’était pas un ensemble de règlements abstraits, mais un ordre consistant, un ordre de faits, comme une économie de la lumière. »
- « Bref, il y avait deux mouvements. Ou bien refuser le monde, et c’était l’obscurité, c’étaient les chocs, ou bien l’accepter : c’étaient la lumière et la force. »
- « La découverte que permet la cécité, c’est bien celle de l’existence positive de la vie intérieure. »
- « Tous les sens, je le crois, se réunissent en un seul. Ils sont les accidents successifs d’une perception unique. »
- « La cécité a changé mon regard. Elle ne l’a pas éteint. »
- « Je savais, par expérience, que si la lumière m’était enlevée, je pouvais la faire renaître en moi. Je savais que si l’amour m’était enlevé, je pouvais à nouveau faire jaillir sa source en moi. Je savais même que si la vie vous est contestée, il est possible d’en retrouver la source au fond de soi. »
- « S’il est un domaine où la cécité vous rend expert, c’est dans celui de l’invisible. »
- « La pollution est une guerre civile. L’ennemi cette fois, ce sont les découvertes sans fin de notre intelligence, ce sont les rêves, ce sont les combinaisons de nos techniques dont les retombées font des brèches jusque dans notre vie de tous les jours, jusque dans notre vie la plus intime. J’écoute les communiqués quotidiens de nos défaites. »
- « Une majorité, une moyenne, ce ne sont pas des réalités ! Ce ne sont des réalités que pour l’intelligence abstraite, c’est-à-dire pour la manipulation des foules – je veux dire de leur inconscient. Pour le moi, ce n’est rien. (…) Le moi, s’il ne dort pas tout à fait, sait qu’une vérité ne consiste jamais dans ce que la plupart des gens font ou désirent. Il sait qu’une vérité, c’est ce qui apparaît à la pointe extrême de chaque expérience, d’une expérience faite personnellement et jusqu’au bout. »
- « Notre moi est fragile, parce qu’il diminue chaque fois qu’il ne travaille pas. »
- « Ma lumière était faite d’un amour beaucoup plus ancien que moi, d’un amour qui, sur mon chemin, m’avait pris un jour, à mon insu, et m’avait conduit plus loin déjà que mon intelligence ne le pouvait reconnaître. »
Source : https://unmultiple.wordpress.com/2023/03/16/et-la-lumiere-fut-jacques-lusseyran/