Je suis noir et je n’aime pas le manioc
En 2003, Gaston Kelman écrivait Je suis noir et je n'aime pas le manioc. Son livre défend l'idée que l'identité d'un homme ne se limite pas au produit de son pays de naissance. C'est un livre remarquable sur l'identité, sur les noirs et sur les hommes entre eux. C'est une réflexion qui mérite d'être lue. Et comme toute pensée, elle demande l'effort d'écouter ou de lire celui qui parle. Ainsi, en partageant un peu de ce que Gaston kelman disait dans son livre, aurez-vous le désir de vous plonger davantage dans sa pensée :
Je voudrais dire aux Noirs que le problème n’est pas d’avoir été colonisé. Tout le monde l’a été de manière plus ou moins brutale. Le problème est de se libérer l’esprit des sédiments négatifs qui ont été déposés par la colonisation.
(...)
Je suis noir et je n’en suis pas fier.
Franchement, je ne vois pas pourquoi je le serais. Tout simplement parce que je ne vois pas de raison à ce qu’on crie sa fierté d’être blanc, jaune, rouge ou noir. Je ne vois pas de raison pour qu’on soit fier d’être noir, et pour le Noir, c’est peut-être même plus que cela.
Je suis noir et j’en suis fier ; cette affirmation, comme beaucoup d’autres slogans du monde black, nous est venue des USA. James Brown, le talentueux parrain de la soul music, a crié un jour : « Say it loud, I am black and proud ». Il n’y a rien de plus pathétique pour un peuple que d’être obligé de revendiquer le simple droit à l’existence. Quand un peuple est acculé à crier sa fierté, c’est qu’il ne l’a justement pas acquise. Ces déclarations, en fait, sonnent comme un cri de désespoir et de supplique envers ceux-là qui ne reconnaissent pas notre humanité, ou la trouvent inférieure à celle du WASP étalon. Le Noir se sent obligé de clamer qu’il est fier de sa couleur pour essayer de s’en convaincre avant d’en convaincre les autres qui, se dit-il, pensent encore qu’il devrait en avoir honte. Ainsi, dans la bouche du Noir, « je suis fier » équivaut à « je n’ai pas honte ». (…)
Cette nécessité pour le Noir de prouver qu’il est un être humain, on la trouve déjà chez certains précurseurs ou pères de la négritude, ce courant littéraire noir francophone qui s’insurgea contre le colonialisme et l’impérialisme du Blanc sur le Noir, et prôna la prise de conscience chez les Noirs de l’égalité des cultures, de la place du Noir au sein de la race humaine. Alors, on comprend la supplique de René Maran qui demandait, dans un de ses romans, juste à être « Un homme pareil aux autres ». (…)
Prise de conscience, l’idée est lâchée et ses implications sont terribles. Prise de conscience, c’est l’aveu que la conscience n’existait pas avant. Et quand il a eu pris conscience de son humanité, Senghor, l’un des pères de la négritude, nous a appris que l’émotion est nègre et la raison hellène. Ce qui veut dire, aux Noirs la bamboula, aux Blancs la réflexion, le comportement rationnel, la raison. Ce qui rejoint les théories racistes du comte de Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races (1853-1855), où il déclare que le Nègre est sensualité et le Blanc intelligence. (…)
Alors je peux dire que les incantations sur la fierté noire – comme celles sur la fierté homosexuelle qui n’a pas plus de raison d’être – me font mal aux oreilles, me gênent, me chagrinent. C’est le genre de fierté que l’on demande à toute l’Afrique de ressentir quand le seul Sénégal se fait éliminer de la coupe du monde, sans gloire, au niveau des quarts de finale. (…)
Les écrivains anglophones noirs d’Afrique ont eu une approche différente. A la pathétique recherche de compromis francophone – acceptez donc, chers Blancs, que nous sommes des hommes – ils ont rétorqué avec une certaine emphase fort compréhensible, à travers la voix du prix Nobel nigérian de littérature, Wole Soyinka : « Parle-t-on de tigritude pour définir un tigre ? » Cela veut dire qu’il ne sert à rien de clamer sa fierté d’exister, de vouloir prouver son humanité à ceux qui en douteraient, à ceux qui la remettraient en cause.
Il faudra bien qu’un jour on se contente d’être noir et que l’on réserve notre fierté à nos réalisations.
Si l’on accepte que la fierté est le sentiment de la satisfaction légitime devant le succès, la conquête, et non devant un héritage, une valeur innée, on se demande à quoi rime cette revendication de la fierté d’être noir. En effet, un Noir, un Blanc, un Jaune ou un Rouge ont tout à fait légitimité à être fiers de leur diplôme, de leur voiture, de leur cheptel de bovins ou de femmes que l’on nomme harem là où c’est autorisé, de la réussite de leurs enfants. James Brown peut être fier de son succès dans la musique. Mais je ne comprends pas les raisons d’être fier de la couleur de la peau qui n’est pas le fruit d’une conquête, à peine le lot d’un jeu de hasard.
Il est vrai que l’on peut légitimement revendiquer une certaine fierté par héritage, par procuration (…). Cependant, même cette fierté, on doit la mériter. (…)
Le Noir clame sa fierté par réaction à l’attitude infériorisante de l’autre, souvent par défi et non par réelle conviction, quand on voit les efforts qu’il fait pour ressembler au Blanc.
Aujourd’hui, quand mon enfant me demande s’il peut être fier d’être noir, très objectivement je ne sais pas si je dois répondre par une affirmation péremptoire et sans appel. J’essayerai de trouver, dans l’histoire africaine ou universelle, les éléments qui permettraient que les Noirs soient fiers de quelque chose, comme par exemple d’une éventuelle contribution à la science, à la culture, au développement actuel de la planète. Mais je me poserai aussi la question de savoir si nous pouvons être fiers de l’usage que nous avons fait de cet héritage. L’enfant prodigue n’avait aucune raison d’être fier, et c’est cette honnêteté qui a fait qu’il entre dans l’Histoire.
(…) Les quelques voix qui s’élèvent timidement pour rappeler aux Noirs qu’ils n’ont sincèrement aucune raison d’être fiers de leur présent, ces voix sont généralement étouffées par la cacophonie sans fierté de ceux qui pensent qu’il est plus facile d’accuser l’esclavage et la colonisation, dénoncent et condamnent la trahison de ceux qui osent leur demander de prendre le bain dans le bourbier ancestral, de ceux qui osent réclamer un droit d’inventaire, une répartition objective des responsabilités pour la situation actuelle des Noirs.
Dans son roman ‘Devoir de violence’, l’écrivain malien Yambo Ouologuem s’en prend violemment à la représentation d’une Afrique exclusivement victime de la colonisation blanche. Cet ouvrage paru en 1968 a soulevé une telle polémique que l’éditeur a été obligé de le retirer des ventes. (…)
Césaire ne pense pas autre chose dans son ‘Cahier d’un retour au pays natal’. Mais qui a jamais pris la peine de lire Césaire ? Après le petit matin des récriminations, des malédictions et des haines accumulées contre l’autre, le Blanc qui nous a fait ça, l’auteur reconnaît qu’il est en train de s’enfermer dans une impasse, que la haine et la récrimination sont mauvaises conseillères. « Je me suis adressé au mauvais sorcier… Cette voix qui crie, lentement enrouée, vainement, vainement enrouée, et il n’y a que les fientes accumulées de nos mensonges et qui ne répondent pas. »
Le mauvais sorcier, c’est la haine stérile, l’imprécation statique. Avant tout, nous devons agir. Nous allons évacuer ce que ne saurait en aucun cas faire la fierté d’un peuple. A ce propos, Césaire nous donne encore son avis.
« Je me refuse de donner mes boursouflures comme d’authentiques gloires.
« Et je ris de mes anciennes imaginations puériles.
« Nous n’avons jamais été amazones du roi de Dahomey, ni princes de Ghana, ni docteurs à Tombouctou… Et puisque j’ai décidé de ne rien celer de notre histoire, je veux avouer que nous fûmes de tout temps… des cireurs de chaussures sans envergure… et le seul indiscutable record que nous ayons battu est celui d’endurance à la chicotte. »
Dur, dur, d’entendre cela.
(…)
Soyons clair pour ceux qui pourraient faire des déductions simplistes. Aimé Césaire ne prétend pas qu’il n’y a pas eu d’amazones au Dahomey. (…) Mais il réfute l’idée selon laquelle nous serions tous pétris de la même bravoure, de la même dignité et de la même science. Il ne veut point que la gloire de nos ancêtres masque nos propres bassesses, nos limites actuelles. Que nous nous endormions sur les lauriers de notre passé et que nous accusions l’Occident d’être la seule cause de tous nos malheurs passés et actuels.
(...)
Tout homme doit préparer son voyage, s’accommoder aux exigences de son milieu de vie et non l’inverse. Si les Bédouins du Sahara vont s’installer au pôle nord, la banquise ne va pas se transformer en désert.
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