Jean-Paul Sartre : la conscience comme intentionnalité
L'oeuvre :
Situations I est un recueil d'articles de Jean-Paul Sartre publié en 1947. Il est aussi publié en poche sous le titre : Critiques littéraires. Depuis 2010, une nouvelle édition des Situations est entreprise par Arlette Elkaim-Sartre afin de publier dans l'ordre chronologique les textes de Sartre dont certains ne figuraient pas dans les Situations. Situations I a désormais pour sous-titre : "février 1938 – septembre 1944".
L'auteur :
Jean-Paul Charles Aymard Sartre, né le 21 juin 1905 dans le 16ème arrondissement de Paris et mort le 15 avril 1980 dans le 14ème arrondissement, est un écrivain et philosophe français, représentant du courant existentialiste, dont l'œuvre et la personnalité ont marqué la vie intellectuelle et politique de la France de 1945 à la fin des années 1970.
Le texte :
Dans ce texte, Sartre défend les idées de Husserl contre le « psychologisme » : on ne peut pas dissoudre les choses dans la conscience, la conscience n'a pas de « dedans », la conscience n'est qu'un mouvement : "Toute conscience est conscience de quelque chose." (Husserl).
"La conscience et le monde sont donnés d'un même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence relatif à elle. C'est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu'aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l'image rapide et obscure de l'éclatement.
Connaître c'est s'éclater "vers", s'arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n'est pas soi, là-bas, près de l'arbre et cependant hors de lui, car il m'échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne se peut diluer en moi - hors de lui, hors de moi.
Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans cette description vos exigences et vos pressentiments ? Vous saviez bien que l'arbre n'était pas vous, que vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs sombres et que la connaissance ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se comparer à la possession..."
La suite du texte :
... Du même coup, la conscience s’est purifiée, elle est claire, comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de « dedans » ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience.
Imaginez à présent une suite liée d’éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas à un « nous-mêmes » le loisir de se former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d’eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent, hostile et rétif ; vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : « Toute conscience est conscience de quelque chose ».
Il n’en faut pas plus pour mettre un terme à la philosophie douillette de l’immanence, où tout se fait par compromis, échanges protoplasmiques, par une tiède chimie cellulaire. La philosophie de la transcendance nous jette sur la grand-route, au milieu des menaces, sous une aveuglante lumière.
Être, dit Heidegger, c’est être-dans-le-monde. Comprenez cet « être-dans » au sens de mouvement. Être, c’est s'éclater dans le monde, c’est partir d’un néant de monde et de conscience pour soudain s’éclater-conscience-dans-le-monde. Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s’anéantit. Cette nécessité pour la conscience d’exister comme conscience d’autre chose que soi, Husserl la nomme « intentionnalité »
Jean-Paul Sartre, Situation I (1947), "Une idée fondamentale de la philosophie de Husserl : l'intentionnalité"
Ce célèbre texte de Jean-Paul Sartre, extrait de Situation I, traite du thème de la "conscience" ; la thèse de l'auteur est que la conscience est un fait irréductible qu'aucune image physique ne peut rendre.
Il donne les arguments suivants :
a) La conscience et le monde sont donnés d'un seul coup (la conscience est coextensive au monde)
b) Le monde est à la fois extérieur à la conscience et relatif à elle.
c) La conscience est un "éclatement" vers ce qui n'est pas elle... Connaître c'est "s'éclater vers" un au-delà de soi. (la conscience ne relève pas de l'immanence, mais de la transcendance)
Il donne l'exemple de la perception d'un arbre : "Connaître, s'est s'éclater "vers", s'arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n'est pas soi, là-bas, près de l'arbre et cependant hors de lui, car il m'échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne se peut diluer en moi - hors de lui, hors de moi."
"la conscience et le monde sont donnés d'un seul coup" : d'un seul coup veut dire ensemble. Il n'y a pas d'abord la conscience et ensuite le monde ou d'abord le monde et ensuite la conscience. La conscience est coextensive au monde. Le monde peut exister sans la conscience, mais la conscience ne peut pas exister sans le monde. Il n'y a pas de "conscience pure". "Toute conscience est conscience de quelque chose" (Husserl), conscience de quelque chose en moi : une idée, une image, un sentiment, une émotion..., conscience d'un objet dans le monde, par exemple un arbre, une maison, une personne, etc.
"Le monde est extérieur par essence à la conscience. "Par essence" s'oppose à "par accident". Le monde est extérieur par essence à la conscience parce qu'il ne peut pas en être autrement. Il est impossible que le monde et la conscience se confondent.
Il est dans l'essence, c'est-à-dire dans la nature, dans la constitution ontologique du monde d'être "extérieur à la conscience". Ma conscience ne se confond pas avec les objets du monde. Elle n'est pas cet arbre, elle n'est pas cette maison, elle n'est pas cette personne que je croise dans la rue.
Dans les Méditations métaphysiques (Première Méditation), Descartes voit dans le "cogito", le "je pense", une première certitude : je doute donc je pense, j'existe en tant que pensée car douter, c'est penser. Je suis plus certain de mon existence que de celle du monde.
Pour Sartre au contraire, même si le monde est extérieur à la conscience, la conscience et le monde sont donnés en même temps, d'un seul coup.
Note : la démarche de Descartes est une démarche méthodologique et non pas ontologique, autrement dit Descartes retrouve la certitude de l'existence du monde, en passant par celle d'un Dieu non trompeur, après avoir remis en question l'existence du monde et de Dieu pour trouver une première certitude : celle du cogito.
Le monde est extérieur à la conscience, mais la conscience n'est pas séparée du monde. Il n'y a pas d'un côté une conscience pure et de l'autre les objets du monde : des arbres, des maisons, des personnes, mon propre corps...
Pour Sartre le monde est, par essence, "relatif à la conscience". Relatif est de la même famille que "relier", "relation". 'Relatif" est également le contraire de "absolu"... Il n'y a pas de "conscience "absolue". Le monde est extérieur à la conscience, mais la conscience est reliée au monde.
Quand nous dormons, quand nous sommes évanouis, ou sous anesthésie, notre conscience est comme "déconnectée" du monde. Tout se passe comme si nous nous absentions du monde. Mais à l'état de veille, notre conscience est reliée au monde. Etre conscient, c'est être relié, présent au monde.
Note 1 :
"En phénoménologie, la noèse (du grec noêsis, intelligence) est l'acte de penser, et un noème (du grec noêma, la pensée) est un objet intentionnel de pensée (Larousse).
Comme l'explique Sartre dans ce texte, la noèse et le noème, l'acte de penser et l'objet intentionnel de pensée, sont corrélatifs.
Selon Husserl, le noème serait l'objet « intentionnel » des actes de conscience, (et non pas : l'objet « en soi »), par conséquent un objet de conscience comme tel. Le noème est une composante idéelle du vécu. Au cœur du concept de noème, on trouve le « sens ».
Ce qui concerne la représentation d'un objet est noématique, tandis que la noétique concerne tout ce qui est de l'ordre de la conscience, de l'acte de transcendance lui-même, de la manière dont l'objet est visé." (source : courant philosophique)
Note 2 : Toute représentation, « toute visée est considérée (par Husserl) comme une "corrélation noético-noématique » car la « noèse » ou le type de visée par laquelle nous prenons en vue les objets affecte le « noème » que nous visons ». Il en découle que « l'a priori de corrélation stipule la relativité de l'étant transcendant à une conscience, c'est-à-dire la dépendance de son être vis-à-vis de son apparaître. » (Renaud Barbaras)
"La conscience est un fait irréductible qu'aucune image physique ne peut rendre". "Irréductible" veut dire que l'on ne peut réduire, que l'on ne peut assimiler à... Sartre veut dire que la conscience ne peut être assimilée (comparée) à une image physique, à un objet, par exemple à une boîte, à un réceptacle qui contiendrait les objets du monde (illusion d'immanence).
On peut rapprocher l'affirmation phénoménologique de l'irréductibilité de la conscience (Husserl, Sartre) de la conception bergsonienne du temps. L'intelligence a tendance à spatialiser le temps, à confondre la durée vécue avec le temps spatialisé de l'horloge. Elle a également tendance à "réifier" (res = chose) la conscience, à se la représenter comme une chose, comme un réceptacle qui contiendrait les choses qu'elle perçoit.
La conscience pour Sartre n'est ni un objet, ni une substance, ni un contenant, ni un ensemble de contenus, mais un fait. Elle est de l'ordre de l'agir, de l'acte. la conscience est active et non passive. Elle se définit par son activité même.
Sartre se réfère ici à la pensée de Husserl (8 avril 1859 - 26 avril 1938), philosophe et logicien, autrichien de naissance, puis prussien, fondateur de la "phénoménologie", qui eut une influence majeure sur l'ensemble de la philosophie du XXème siècle.
Husserl préconise de "retourner aux choses mêmes". En suivant cette démarche, Sartre se demande ce qui se passe exactement quand nous percevons un arbre. Où est l'arbre ? Est-il dans ma conscience ? Est-il là-bas ? est-il à la fois "dans" ma conscience et là-bas, au loin ?
Sartre répond que l'arbre n'est pas "dans" ma conscience, mais que ma conscience n'est pas non plus "dans" l'arbre. Ma conscience ne se confond pas avec l'arbre : je ne peux pas plus me perdre en lui (devenir lui) qu'il ne peut se diluer en moi (devenir moi). Comment est-il possible que je puisse percevoir ici, "en moi", l'arbre "là-bas" ?
Note : Sartre privilégie dans ce texte, en donnant l'exemple d'un arbre au loin, le sens de la vue, mais ce qu'il dit de la vision pourrait sans doute s'appliquer aux autres sens, par exemple l'ouïe ou le toucher.
Sartre répond, à la suite de Husserl que la connaissance (en l'occurrence la perception) n'est pas de l'ordre de la possession. On ne connaît pas une chose parce qu'on la possède, mais parce que l'on s'est "arraché à la moite intimité gastrique" avec soi-même pour "filer là bas, par-delà soi, vers ce qui n'est pas soi". Je ne connais pas une chose (par exemple un arbre) parce que je la possède, mais au contraire parce que je me dépossède de moi-même pour "m'éclater" vers elle. Sartre, à la suite de Husserl, appelle ce caractère constitutif de la conscience d'être conscience d'autre chose que soi : "l'intentionnalité".
La fin du texte a une tonalité littéraire et polémique. Sartre use d'une métaphore péjorative : "s'arracher à la moite intimité gastrique" et critique des penseurs qu'il ne cite pas, comme Hume pour qui les images des objets sont "dans la conscience", Bergson pour qui l'objet est "réel" (n'est pas une simple "représentation"), mais qui n'explique pas vraiment, selon Sartre, comment nous le percevons (le caractère constitutif de la conscience percevante), ou les psychologues de son temps qui persistent à parler de "contenus de conscience".
On peut rapprocher la conception sartrienne de la connaissance de celle de Gaston Bachelard qui nous met en garde contre "l'obstacle épistémologique" que constitue l'image de la "digestion" dans les sciences.
Connaître, ce n'est pas digérer les choses, se les approprier... Sartre emploie une image littéraire : "s'arracher à la moite intimité gastrique" - pour illustrer ce qu'est vraiment la connaissance. Connaître, c'est sortir de soi, sortir de l' intimité immanente et solipsiste (de"solus" = seul et "ipse" = soi-même) du tête-à-tête solitaire de soi-même avec soi-même.
Sartre critique ici des démarches comme "l'introspection", "l'auto-analyse", cultiver sa "vie intérieure" provenant de "l'illusion d'immanence" et du "subjectivisme" que l'on trouve par exemple, selon lui, dans le Journal intime de Frédéric Amiel ou dans la Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Toujours selon lui, on ne peut pas se connaître soi-même sans passer par autrui et par le monde.
Pour me connaître vraiment, je dois sortir de moi-même, passer par autrui et "m'éclater vers" le monde.
"... Du même coup, la conscience s’est purifiée, elle est claire, comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de « dedans » ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience."
Rappelons, en conclusion, les caractères constitutifs de la conscience, selon Sartre et Husserl : a) la conscience est coextensive au monde - b) le monde est à la fois extérieur à la conscience et relatif à elle - c) la conscience est intentionnelle.
La phénoménologie souligne par ailleurs que la conscience est "incarnée", prise dans une chair vivante, dans un corps dont il est impossible de la séparer et difficile de la distinguer car si la conscience, selon Marc Richir, est un "excès" du corps, c'est le corps tout entier qui est au monde et qui le perçoit.
Inséparable du langage, la conscience sature par ailleurs le monde de signes, discerne des "objets" distincts les uns des autres : un pommier, un cerisier, un amandier... et en fait des "symboles". C'est parce quelle est façonnée par le langage qu'elle perçoit, par exemple, cet arbre en tant qu'"amandier", en tant qu'objet distinct, avec toutes les dénotations et les connotations qui lui sont implicitement ou explicitement attachées, qu'elles soient utilitaire ou "désintéressées" : celles du langage commun, mais aussi de l'arboriculture, de la mythologie, de la poésie, de la technique ou de la science.
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