En littérature, il vaut mieux laisser parler ceux qui savent écrire. Ca s’appelle une préface, ou une épitaphe quand l’auteur est mort. En voici une :
"Un jour, j’ai sorti un livre, je l’ai ouvert et c’était ça. Je restais planté un moment, lisant et comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique. J’ai posé le livre sur la table, les phrases filaient facilement à travers les pages comme un courant. Chaque ligne avait sa propre énergie et était suivie d’une semblable, et la vraie substance donnait sa forme à la page, une sensation de quelque chose de sculpté dans le texte. Voilà enfin un homme qui n’avait pas peur de l’émotion.
L’humour et la douleur mélangés avec une superbe simplicité. Le début du livre était un gigantesque miracle pour moi. J’avais une carte de bibliothèque. Je sortis le livre et l’emportai dans ma chambre. Je me couchais sur mon lit et le lus. Et je compris bien avant de le terminer qu’il y avait là un homme qui avait changé l’écriture. Le livre était "Ask the Dust" et l’auteur, John Fante. Il allait toute ma vie m’influencer dans mon travail".
Charles Bukowski, 1979, préface à une ré-edition de " Demande à la poussière".
Cultivant l’autodérision et l’errance, Fante aura eu, comme tout homme intelligent et raisonnable, deux grosses affaires dans sa vie : les femmes et la littérature. Les premières pour tout de suite, la seconde pour plus tard. Ses romans parlent de ce qu’il connaît le mieux : lui-même. Poussières de l’Ouest, boire et déboires, routes interminables, chambres d’hôtel moisies avec ventilateur brassant l’air fétide sur la sueur d’un dos nu.
Des géographies féminines, coins et recoins inusités, moiteurs torrides. Territoires divers de la dèche. Filles sublimes ou vulgaires, noirceur de l’ordinaire, réminiscences de l’enfance et de ses humiliations. Routes pavées d’épaves. La route, on the road again. La faucheuse qui ricane en attendant son tour. Et le vent qui s’en fout : "demande à la poussière…"
Comme Bandini, un de ses personnages, il passe son temps à détruire d’une main ce qu’il a construit de l’autre. Bon et méchant, généreux et voleur, il est le glaçon et le feu, la tendresse et la rancoeur. Bref, tout ce que nous sommes tous. Ou devrions être, malgré l’émasculation de nos époques politiquement correctes.
Oui, Fante est sur la route, on the road again, avec Kerouac, Bukowski. Sur la même file que Carver. Ni la voie de gauche, ni celle de droite : il est au milieu de la route, pleins phares.
Un zeste de Beckett, l’ombre portée de Céline.
Le mentor de Djian, ce "Fante du pauvre".
Pour ceux qui ne lisent pas ou plus, mais qui ont quelque chose entre les oreilles, John Fante est de l’ordre du Ghost of Tom Jodd de Springsteen, solo et en guitare acoustique, ou de l’halluciné Nebraska. Il nous parle aussi en sourdine du Harvest de Neil Young, ou du grand Jonnhy Cash, avec Hurt ou Streets of Laredo.
Chez les Frenchies, ce serait un peu la noirceur itinérante d’un Manset, avec l’élégance et le mystère de Bashung et un grain de la folie de H.F Thiéfaine .
Bref, il faut lire ça. Il y a peut être même urgence, car "e pericoloso sporgersi" et le compteur tourne, comme disent les taxis. Vous n’y croyez pas ? Demandez à la poussière…
=Morceaux choisis :
-"Sans échanger un mot on est arrivés à Pacific Palissades, où les falaises surplombent la mer de très haut. Le vent froid nous faisait dévier, la guimbarde en chancelait. D’en bas montait la fureur de la mer. Au large on voyait des bancs de brouillard ramper lentement vers le littoral comme une armée de fantômes. En dessous de nous, les brisants cognaient à poings blancs contre le rivage. Ensuite, ils battaient en retraite et revenaient cogner. A chaque retrait la plage se fendait d’un sourire de plus en plus large. On a descendu la route en spirale ; on l’a descendu en seconde. On aurait dit que la chaussée noire transpirait, avec toutes ces langues de brouillard qui la léchaient. L’air était si propre. On respirait ça à pleins poumons et cela faisait rudement du bien. Là au moins, on n’était pas dans la poussière".
( "Demande à la poussière")
-"Un soir je suis assis sur le lit dans ma chambre d’hôtel sur Bunker Hill, en plein cœur de Los Angeles. C’est un soir important dans ma vie, parce qu’il faut que je prenne une décision pour l’hôtel. Ou bien je paye ce que je dois ou bien je débarrasse le plancher. C’est ce que dit la note, la note que la taulière a glissé sous ma porte. Gros problème, ça, qui mérite la plus haute attention. Je le résous en éteignant la lumière et en allant me coucher".
("Rêves de Bunker Hill")
-La journée s’annonçait splendide. L’orage avait lavé puis astiqué le monde. La mer était une immense tarte aux mures et le ciel brillait comme le manteau de la madone.
Quand j’ai fait sortir la Porsche du garage, j’ai senti un endroit lisse et mort sur ma joue, là où Harriet ne m’avait pas embrassé pour me dire au revoir. Depuis un quart de siècle, le baiser avant de partir faisait partie intégrante de notre existence. Il me manquait maintenant comme un grain de son rosaire à un moine".
("Mon chien stupide")
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Notes :
1. Crédit illustration : "Melissa", par Duran.
2. Mini biographie par ordre préférentiel :
-Demande à la poussière, 1939, traduit en 1985 chez Bourgois, existe aussi en collection 10/18
-Bandini (1938), traduit chez Bourgois en 1985, existe aussi en collection 10/18
-La route de Los Angeles (1933), collection de poche 10/18
-Pleins de vie (1952) éditions 10/18
-Rêves de Bunker Hill ( 1966), édition 10/18
-Mon chien stupide , Collection 10/18