La Cigale (les Grecs) et la Fourmi (les Allemands)
Le Minotaure planétaire, de Yanis Varoufakis (Ed. du Cercle, déc. 2014), un extrait : pp. 333-337.
(Publié sur Agoravox avec l'aimable autorisation de l'éditeur)
[…] les dirigeants européens, sur l’insistance des Premiers ministres italien et espagnol, ont accepté de séparer la crise bancaire qui affecte le continent de la crise de la dette [accord conclu lors du sommet de juin 2012]. Comment cette séparation serait-elle réalisée ? En unifiant les systèmes bancaires des pays de la zone euro, en leur faisant une perfusion de capitaux en provenance du « centre » et en cessant de comptabiliser ces injections de capitaux dans la dette nationale des pays dans lesquels ces banques sont domiciliées. Cet accord, s’il devait être mis en œuvre dans sa totalité, serait un pas important pour arrêter la marche triomphante de la crise de l’euro. Mais cela ne se fera pas ! Quelques jours après avoir été conclu, les responsables allemands ont débuté une campagne adroite et déterminée pour lui couper l’herbe sous le pied. Cet accord – le plus important à ce jour – est déjà mort dans l’œuf.
La véritable question à se poser est donc la suivante : pourquoi une telle résistance, en particulier de l’Allemagne, à toutes les propositions qui pourraient mettre fin à la crise de l’euro ? La réponse convenue est que l’Allemagne ne souhaite pas endosser les dettes de la périphérie et qu’elle s’opposera à toutes manœuvres de type fédéraliste (comme le serait une union bancaire ou une union fiscale) tant qu’elle ne sera pas convaincue que ses partenaires sauront s’astreindre à utiliser de manière responsable tout apport d’argent dont elle serait amenée à se porter garante. Ceci reflète certainement la façon de penser d’une large frange des habitants de l’Europe du Nord, mais ça n’a rien à voir à l’affaire. Voyons les choses sous un angle psychologique, ce qui, je pense, nous mènera plus près de la réalité.
Imaginons la scène suivante : un ministre des finances entre, sans en mener large, dans le bureau de la Chancelière à Berlin. Il lui apporte une télécommande sur laquelle se trouve un bouton jaune et un bouton rouge, et lui dit qu’elle doit choisir d’en presser l’un des deux. Voici comment il lui explique ce que ces deux boutons déclenchent :
Le bouton rouge – Si vous le pressez, Madame la Chancelière, la crise de l’euro prend fin immédiatement. Nous assisterons à une reprise générale de la croissance dans toute l’Europe, un abaissement soudain de la dette de chaque État membre au-dessous de la limite de Maastricht, il en sera terminé des souffrances des citoyens grecs (et Italiens, et Portugais, etc.), les contribuables néerlandais et allemands n’auront pas à se porter garants des dettes des États ni des banques de la périphérie, les écarts de taux d’intérêt tomberont en dessous de 3 % dans toute la zone euro, les déséquilibres internes de la zone euro se réduiront, et nous assisterons une augmentation généralisée de l’investissement.
Le bouton jaune – Si vous pressez celui-ci, Madame la Chancelière, la situation dans la laquelle la zone euro se trouve actuellement plongée va durer encore une dizaine d’années. La crise de l’euro continuera, mais elle ne dérapera pas. Le risque d’un éclatement de la zone euro, qui serait une calamité pour l’Allemagne, ne sera pas éliminé, mais si vous pressez le bouton jaune, la zone euro ne se désintègrera probablement pas (à condition que la Banque centrale européenne se démène un petit peu), les taux d’intérêt allemands resteront extrêmement bas, l’euro subira une baisse bienvenue (« bienvenue » du point de vue des exportateurs allemands), les écarts de taux de la périphérie seront exorbitants (mais pas explosifs), l’Italie et l’Espagne s’enfonceront plus profondément encore dans un cercle vicieux de dette et de déflation qui amènera leur revenu national à se réduire de 15 % sur les trois prochaines années, la France deviendra progressivement insolvable, le PIB par habitant augmentera lentement dans les pays excédentaires et baissera rapidement à la périphérie. Quant aux premières nations « tombées » (la Grèce, l’Irlande et le Portugal), elles deviendront semblables à des petites Lettonie, ou même à des Kosovo : des pays dévastés par la perte de 25 à 40 % de leur revenu national et par un exode massif de leur main-d’œuvre qualifiée, et où vos compatriotes iront passer leurs vacances et achèteront des résidences secondaires à bon marché. Globalement, Madame la Chancelière, si vous choisissez le bouton jaune, le chômage dans la zone euro restera bien supérieur à celui du Royaume-Uni et des États-Unis, l’investissement sera anémique, la croissance négative et la pauvreté en augmentation constante.
Sur quel bouton pensez-vous, cher lecteur, que la Chancelière allemande va choisir d’appuyer ? Et, question subsidiaire, sur lequel de ces deux boutons pensez-vous que l’électeur allemand moyen voudrait que la Chancelière (ou peut-être dans les années à venir, le Chancelier) appuie ?
Bien sûr, les réponses à ces questions, de par la nature même de celles-ci, ne peuvent être que des conjectures. Il est néanmoins intéressant de noter qu’il est très difficile d’y répondre de manière aussi catégorique, s’agissant du chef du gouvernement allemand, que s’il s’agissait des chefs des gouvernements britannique ou américain. Car, alors qu’appuyer sur le bouton jaune ne présenterait aucun intérêt pour le Premier ministre britannique ou le président des États-Unis, pour la Chancelière allemande, le bouton jaune est une option beaucoup plus séduisante. Même si le choix personnel de la Chancelière était le bouton rouge, la réaction potentielle de son électorat, si elle le faisait, risque de l’effrayer. Laisser les Grecs, les Italiens, les Espagnols et les Portugais s’en tirer aussi « facilement » avec leur Grande Récession ne lui ferait probablement pas récolter beaucoup de voix à l’est du Rhin et au nord des Alpes.
Depuis [trois] ans, la population allemande est devenue convaincue que l’Allemagne a échappé au gros de la Crise parce que, contrairement aux méridionaux qui, comme la cigale inconstante, dépensent sans compter, les Allemands travaillent dur et savent s’en tenir à leurs moyens. Cette manière de voir les choses s’accompagne de la conviction de sa propre irréprochabilité qui instille dans l’esprit et le cœur du bon peuple le sentiment qu’il est nécessaire que les cigales soient châtiées – même si le bon peuple encourt alors lui-même le risque de subir une partie du coût de ce châtiment infligé aux cigales.
[1] Effectivement, le chemin qui restait à parcourir vers l’Union bancaire européenne a bien été semé d’embûches par l’Allemagne. Si le Parlement européen a adopté le 15 avril 2014 trois textes essentiels à sa mise en place, dont le MSU [...], l'Allemagne a arraché que la décision d’actionner le mécanisme en incombe à l'Eurogroupe, qui représente les ministres des Finances de la zone euro, et non plus à la Commission européenne comme cela était prévu initialement. Subséquemment, le circuit d'alerte a été considérablement simplifié… [NdT]
_________________________
disponible en versions numériques (kindle et kobo) et brochée (PoD-amazon)
10 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON