La géopolitique d’Internet, un enjeu crucial et sous-estimé par les internautes
L’ensemble des internautes utilisent Internet mécaniquement comme on ouvre un robinet ou on actionne un interrupteur électrique. Alors que dans quelques années plus de la moitié de la croissance selon le rapport McKinsey, publié en 2011, sera imputable au numérique, il est important de comprendre les enjeux de pouvoir entre les acteurs multiples. Ceux-ci, majoritairement Américains et Asiatiques, conditionnent la bonne marche du réseau mais parfois dans le sens qu’ils entendent.
Des principes fondateurs pour un réseau sans frontière
Internet a été conçu selon des principes d’égal à égal, de robustesse du réseau (transmission de l’information découpée en paquets au départ et rassemblée à l’arrivée, absence de hiérarchie). Internet repose sur un autre pilier fort qui est le principe de neutralité. Il vise à ne pas favoriser un émetteur ou un récepteur particulier, à ne pas considérer la nature de l’information transmise. Ce principe qui a permis l’innovation peut toutefois être menacé par des acteurs économiques. Certains pourraient en effet proposer des services utilisant le réseau avec plusieurs niveaux de qualité (prioriser ou retarder des flux transmis) selon une logique tarifaire différenciée d’une part. Certains États pourraient d’autre part être tentés de filtrer et d’examiner des paquets circulant sur le réseau (par exemple, technique de DPI - Deep Packet Inspection) alors même que quelques-uns le font déjà. Aussi le Conseil National du Numérique a rendu un avis le 12 mars 2013 recommandant d’inscrire la neutralité d’Internet dans la loi (loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication). Ceci permettrait de protéger les internautes par rapport au filtrage, au blocage, à la censure et au ralentissement des paquets transitant sur le réseau. Se pose néanmoins et plus généralement la question des possibilités techniques, juridiques et fiscales sur un réseau sans frontières.
Techniquement, une information bloquée ou filtrée dans un pays peut être obtenue par un autre moyen. Par exemple de nombreux internautes peuvent contourner Hadopi en téléchargeant anonymement (technique de VPN ou de proxy).
Juridiquement, des différences fondamentales existent dans les approches relatives aux données entre l’Europe et les États-Unis (opt’in vs opt’out) qui s’expliquent pour des raisons historiques et culturelles, et entre les régimes juridiques (Common law vs droit romain notamment). Aussi un délicat équilibre est à trouver, par exemple celui entre la préservation des libertés individuelles des citoyens et le contrôle des gouvernements par rapport au cyberterrorisme et autres menaces qu’il convient de juguler pour le bien des internautes eux-mêmes.
Fiscalement enfin, des paradis fiscaux sont légions : Chypre, Gibraltar, îles Caïmans…Dans ces territoires ont par exemple été déposés bon nombre de nouvelles extensions dans le cadre du processus de libéralisation des noms de domaine engagé par l’ICANN en 2012.
Les internautes ne se posent généralement pas les questions du stockage des données et des applications dans les serveurs, de leur localisation qui a des impacts tant juridiques qu’environnementaux. L’importance de la transmission de l’information est également un enjeu sous-estimé. On découvre son caractère stratégique en cas de dégradation du réseau, par exemple lors d’un séisme. Or la transmission de l’information s’effectue majoritairement par câbles sous-marins, Toutes ces questions sont importantes du fait de la dépendance qui s’accroît chaque jour au réseau des réseaux. Aussi la question de la gouvernance d’Internet mérite d’être posée car il devient illusoire de pouvoir se passer du réseau. Pourtant celle-ci n’est pas simple du fait d’une multiplicité d’acteurs et d’une certaine opacité, chacun agissant dans un domaine spécifique, par exemple la gestion des noms de domaine par l’ICANN, société de droit californien à but non lucratif. Ou encore le W3C pour certains standards du Web. Mais aussi l’Union Internationale des Télécoms, l’ISOC ou l’ISO.
Qui détient le pouvoir sur Internet ? Les internautes, les acteurs de régulation ou les entreprises ?
Même si l’internaute – consommacteur et consommauteur avec les outils du Web 2.0 peut avoir son heure de gloire dans le buzz grâce à une information ou un scoop donné, pour peu qu’il maîtrise les réseaux sociaux, qu’il ait cultivé son influence et qu’il surfe sur le facteur chance – le pouvoir s’est déplacé vers les entreprises. L’internaute possède aujourd’hui plus un contrepouvoir face aux États et à un degré moins face aux entreprises (processus de sous-veillance avec WikiLeaks, les Partis Pirates et les Anonymous, etc.).
Le graphe qui suit résume le positionnement d’une sélection d’acteurs qui influent sur la géopolitique d’Internet avec en abscisse, l’importance croissante de chacun relativement à Internet selon trois critères, chiffre d’affaires et budget géré, nombre d’occurrences dans Google, nombre de membres ou de salariés. En haut du graphe sont représentés les acteurs de régulation du moins au plus contraignant et en bas du graphe figurent les acteurs économiques du plus ouvert au plus fermé.
Par ailleurs le classement des entreprises du monde du numérique (Top 200) traduit une primauté des États-Unis (logiciel et données) et de l’Asie (matériel essentiellement et logiciel). La France ne doit sa situation moyenne que grâce à l’élan pris dès 1966 par le Plan calcul initié par le général de Gaulle et qui a permis le développement de SSII ainsi qu’à son opérateur de télécommunications historique.
Il est en outre important de souligner que les entreprises qui réussissent possèdent des caractéristiques singulières : forte innovation, grande capacité à croître rapidement pour atteindre la taille critique même si la rentabilité n’intervient que quelques années après leur lancement, captation de la valeur créée par les utilisateurs dans les données publiées. C’est la thèse centrale d’Henri Verdier et Nicolas Colin dans L’âge de la multitude. Ces applications comme Amazon, Facebook ou Twitter ont réussi à créer un écosystème autour d’elles et sont ainsi devenues des plateformes incontournables. Un échange de service s’effectue contre les données où se situe la nouvelle valeur ajoutée. Nous passons à la « coopétition » (accords ponctuels de coopération et compétition parallèle), à une instabilité de la chaîne de valeur avec des comportements de prédation pour croître ou tout simplement subsister, au modèle freemium (services basiques gratuits pour tous et des services enrichis payants pour quelques-uns pour financer les développements futurs comme le font LinkedIn et certains applications de Google) et à la simplexité (faire simple pour l’utilisateur finale même si le développement de l’application est complexe en interne voire avec les internautes eux-mêmes qui codéveloppent le service). C’est dans ce contexte de nouvelle création de valeur et avec une kyrielle d’acteurs de régulation que l’internaute évolue. Un enjeu à ne pas occulter car c’est dans l’économie numérique avec son corollaire l’innovation que se situe la croissance.
Pour aller plus loin, cf. Géopolitique d'Internet - qui gouverne le monde ?, Economica, 2013
- Livre Géopolitique d’Internet
- Qui gouverne le monde ? Etats, entreprises, pouvoir des internautes ?
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