Autant le dire tout de suite, je ne voulais pas la lire, cette bio. Même pas en entendre parler. Trop tôt, trop tout. Trop près de ce 14 mars de malheur. Comme tous les proches et fans, je voulais naïvement que tout cela reste dans les disques, dans nos boites crâniennes et au Père Lachaise ("vigilant, dans son inquiétante étrangeté de pierres, les yeux clignotants, le peuple de Bashung", disait Bayon dans Libération au lendemain de l’enterrement).
- Cela partait mal aussi pour Marc Besse, en 1990, quand il tente une approche de Bashung après l’album "Novice". La réponse est cinglante : " Tu veux qu’on se voie ? Pour quoi faire ? L’amour ?".
Le fan qui n’est pas encore chroniqueur aux Inrockuptibles devra attendre 10 ans pour s’approcher de nouveau de l’Indien, et se glisser en observateur de sa personnalité caméléon ( d’où le "s" à Bashung dans le titre). Jusqu’à faire la cuisine chez lui, car Besse n’est pas du Sud Ouest pour rien, et les escalopes de foie gras poêlées et déglacées au Monbazillac ont un peu fendu l’armure de celui qui n’a longtemps mangé que des pizzas ( jusqu’à en faire un album).
- Non, je ne voulais pas lire cette bio, mais c’est Jean Fauque qui m’a convaincu.
Le survivant du canal historique Bashungien. L’ami de 34 ans, le confesseur des maux d’Alain qu’il transformait en mots. D’abord ami, puis régisseur de ses tournées, puis son parolier pendant 10 ans de ping-pong verbal de haut niveau (" des prix décernés à tes yeux"," les ombres s’échinent à me chercher des noises", "ma vie sous verre s’avère ébréchée"). Lui qui a sauvé au moins deux fois la vie d’Alain, qui l’a emmené par ses textes dans "les hauts de Bashung", en banlieue de la poésie, du jeu de mots, du courant multiprises et des contre-allées en sens interdit.
Il m’a dit qu’il avait tout relu de cette bio, veillé aux détails , aux dates, à la mémoire. Un sésame. Il m’ a dit que Marc Besse n’était pas un "crevard" venu vendre sa soupe à la mort de "pépère". Qu’il y travaillait en silence depuis 8 ans. Que petit à petit, A.B l’avait accepté et baissé (un peu) la garde. Qu’il avait aussi relu la majorité des chapitres. Que quand il a rendu sa maladie publique, Besse voulait tout arrêter, mais que Bashung lui a dit de continuer. Préférant valider de son vivant un travail fiable et recoupé que de laisser venir l’imprudence des écrits post-mortem de complaisance, ou, au contraire, les charognards.
- Donc, j’ai pris le livre en mains : d’emblée, j’ai touché la couverture dont certaines parties sont en taille douce, pressées en relief. J’y ai vu comme un bouton à pousser pour vaincre le signe indien, et rentrer un peu de le tipi mystérieux.
Puis, j’ai lu. D’abord la préface de Fauque : simple, limpide, pure comme un diamant, lui qui savait si bien faire dans l’alambiqué.
-Puis le reste du récit, que Besse a délibérément choisi de faire selon un plan chronologique, en ne gardant que 300 pages des 600 que comptait le manuscrit original. Il l’a débuté en écrivant d’abord la fin. La chambre finale de l’hôpital St Joseph. Ces Victoires de la Musique de malheur, le 28 février 2009, où la faucheuse et les voyeurs se sont bien rincés l’œil. Ce soir où ses bras trop maigres chargés de trophées trop lourds disaient le "yé n’en pé plou" lancé en 1980. Décharné mais apparemment heureux, il tutoyait déjà l’aigle noir de Barbara.
Besse nous parle ensuite de l’incroyable tournée en noir et blanc de "Bleu pétrole" en 2008, le pied de nez à la chimio et aux cancérologues bien-portants. 40 dates où il a forcé le respect et le destin, avec une voix intacte et puissante. Sa manière de nous dire que la vie ne vaut rien, mais que rien ne vaut la vie. Sa manière de dire, comme Ferré sur la fin, "si vous m’aimez, n’applaudissez pas"’.
Oui, et puis, avant tout ça, avant le "nénuphar dans le poumon" (sa manière de désigner le crabe), le Bashung royal mais jamais apaisé. L’astre noir perfectionniste et tourmenté, souvent dans l’introspection, qui a toujours un coup d’avance sur musiciens, paroliers et arrangeurs.
Le Bashung qui s’est assis, après 15 ans de galère professionnelle , à l’arrière des berlines du succès et du respect des pairs.
On remonte aux années 60/70 de galère parisienne, au jeune homme timide qui veut faire du rock à la française, quelle idée…Les Guy Lux et Carpentier regardent sans comprendre celui qui plus tard fera son footing au milieu des algues et des coraux, mais qui n’a pas encore le contrat de confiance et l’encéphalo qu’il faut.
Il finira ses recherches (et débutera la bio) par les passages qu’AB n’a pas relu. L’enfance marquée au fer rouge d’un destin qui boit un peu et distribue ses mauvais coups au hasard. Le studio de la rue Marcadet où une Maman célibataire lui donne le jour au bout de sa nuit, d’un père inconnu trop connu. Alain cherchera en vain l’amour de cette mère, mais il n’y avait pas de place pour s’y garer.
Ce sera l’exil en Alsace dans la famille de son père adoptif, les foins, les humiliations, la langue étrangère qui bouleversera à jamais son champ lexical.
- Cette biographie tente honnêtement de rendre témoignage de l’être complexe que fut Bashung : un personnage tantôt lunaire, tantôt solaire, qui brûlait alors tout ce qu’il touchait.
Elle n’oublie presque personne de ceux qui ont compté ou aidé "le Bash" à devenir ce qu’il fut. Ni le KGDD, ni aucun auteur ou parolier (y compris les moins connus comme Daniel Tardieu, Pierre Grillet). Aucun guitariste, d’Olivier Guindon à Yann Péchin. Aucun express, aucun des wagons qui se sont un jour accrochés à la locomotive Bashung.
Elle inclut aussi les silences et les moues de l’Indien à certaines questions de Besse. Les assentiments tacites. Le genre"ouais, tu peux dire ça comme ça".
L’auteur cite volontiers Oscar Wilde : "l’homme est moins lui-même quand il est sincère, mais donnez-lui un masque, et il dira la vérité".
Ah oui, deux choses encore.
-Quand on demande à Marc Besse ses projets, ce qu’il compte faire après cette biographie, il répond : "Arrêter de fumer. Je ne vois que cela". Ce ne sera pas simple Mr Besse, car "volutes partent en fumée", chantait l’Indien il y a longtemps déjà. Qui s’y connaissait en Gauloise blondes légères qui goudronnent le rail à plume des Lucky Luke et des Lucky Strike.
-Quant à Jean Fauque, le soldat sans joie dont la compagnie de l’ami de 30 ans a déguerpi dans la 13 ème Division du Père Lachaise ( première à gauche après le Rond-point Casimir Perrier), il chante. Avec sa voix Marlboro King Size, il dit simplement sa douleur intacte, massive, son Tchernobyl à lui : ne pas avoir pu sauver son ami. Il le chante bien, crooner des boites crâniennes, des kilomètres de vie en gris et des lendemains qui tuent. Dans son album buissonnier "13 aurores", et la tournée des petites salles parisiennes qu’il écume depuis un an . On dit à Paris que par nuit claire et vent du nord, sa voix porte jusqu’au dernier tipi de l’Indien.
Ce qui reste de Bashung est là, chez " le Janot ", et nulle part ailleurs.
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Notes :
1. Marc Besse, "Bashung(s), une vie" ; Préface de Jean Fauque, Ed. Albin Michel.
2. Jean Fauque sera en concert le 20 octobre au Festival de la chanson française à l’Amphi Richelieu de la Sorbonne (75005 Paris), le 23 octobre à Louviers, les 17 et 18 décembre à l’espace Jemmapes à Paris 10 ème.
3. Merci à Jean Fauque et Marc Besse de m’avoir ouvert leur table et partagé nos souvenirs communs, cette soirée du 24 septembre à Bruxelles.