Mystique et Mécanique (Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion)
« L'homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d'appui. Il devra peser sur la matière s'il veut se détacher d'elle. En d'autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l'a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d'aiguillage a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu'il devrait être, dans ce qui en fait l'essence.
Allons plus loin. Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L'outil de l'ouvrier continue son bras ; l'outillage de l'humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d'une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche » et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d'années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n'en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l'homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l'extension s'était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux
Or, dans ce corps démesurément grossi, l'âme reste ce qu'elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D'où le vide entre lui et elle. D'où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd'hui tant d'efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d'énergie potentielle, cette fois morale.
Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d'âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu'on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l'humanité qu'elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel. »
Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), PUF, coll. « Quadrige », 1984, p. 329-331.
La thèse de l'auteur est exprimée dans le dernier paragraphe du texte : de même que "la mystique" appelle "la mécanique" (la technique), la mécanique exige une mystique.
Les arguments de l'auteur sont les suivants :
1. La mécanique a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous.
2. La nature, en nous dotant d'une intelligence essentiellement fabricatrice, avait préparé pour nous un certain agrandissement.
3. Dans ce corps démesurément grossi, l'âme reste ce qu'elle est, trop petite maintenant pour la remplir, trop faible pour la diriger.
4. Cette disproportion est la source des problèmes auxquels est confrontée la société dans son stade actuel de développement.
"L'homme ne se soulèvera au-dessus de la terre que si un outillage puissant lui fournit le point d'appui. Il devra peser sur la matière s'il veut se détacher d'elle." : l'auteur emploi le futur de l'indicatif non pour évoquer un phénomène qui doit se produire dans le futur par rapport à notre présent actuel (il le fera dans le dernier paragraphe à propos de la nécessité de "retrouver la direction vraie"), mais qui s'est produit dans le passé.
Le futur ici est donc une sorte de futur antérieur. Il y a donc dans le texte deux dimensions du futur :
a) La postériorité de la mécanique par rapport à une mystique originaire (la mécanique vient après la mystique)
b) Le redressement nécessaire de la mécanique vers la mystique (la mystique doit compléter la mécanique, la mécanique doit accomplir un "retour amont" vers la mystique)
Bergson fait allusion au développement de la technique, depuis la fabrication d'outils par les premiers hominidés, jusqu'à la révolution industrielle en passant par le le stade de l'artisanat.
Selon Bergson "la mystique appelle la mécanique". La "mystique" est un "concept-limite" rendu possible par la distinction entre "morale close" et "morale ouverte" et par le fait que l'esprit précède la matière. La mystique est l'impulsion spirituelle de l'évolution, qui explique le fait que dans l'espèce humaine l'instinct se transforme en intelligence. Pour Bergson, cette transformation serait inenvisageable si la matière n'était pas pétrie d'intelligence et orientée par elle dès l'origine.
"La mystique appelle la mécanique" signifie que les hommes ont commencé par fabriquer des outils, que l'évolution humaine s'est d'abord orientée vers la technique.
Pour évoquer le passage de la mystique à la mécanique, Bergson s'appuie sur la métaphore du chemin de fer : "On ne l'a pas assez remarqué parce que la mécanique, par un accident d'aiguillage a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous".
L'évolution de la technique, la révolution industrielle, le développement des forces productives, le mode et les rapports de production industriels ont eu des retombées négatives : le bien-être exagéré de quelques-uns et l'aliénation de la plupart.
Bergson compare l'évolution humaine à un train lancé sur une voie ferrée. Il parle "d'accident d'aiguillage", l'aiguilleur étant à la voie ferrée ce qu'est la nature à l'évolution. L'aiguilleur (la nature, le principe de l'évolution) a lancé l'humanité sur la voie de la technique, mais cette voie a abouti à une impasse.
Nous voyons le machinisme (la technique) dans ses effets visibles, mais non dans son essence. Cette remarque de Bergson rejoint celle de Heidegger : "L'essence de la technique n'a rien de technique." Pour Heidegger, le développement de la technique est lié au devenir historial de la pensée occidentale depuis les Grecs comme "oubli de l'Etre". Dépouillée de sa dimension qualitative, la nature (Phusis) est conçue depuis la Renaissance comme pure étendue géométrique soumise à la "pensée calculante" et réservoir inépuisable d'énergie. Pour Bergson, tout se passe comme si le machinisme avait été voulu par la nature (le principe de l'évolution) comme une modalité spécifique du développement humain.
Bien que la différence entre leurs conceptions respectives de "l'essence de la technique", les deux penseurs aboutissent à la même conclusion sur l'impasse (la détresse) dans laquelle une civilisation purement technicienne a mené l'humanité et sur la nécessité de recourir à un antidote : la notion de "sérénité" (Gelassenheit) chez Heidegger et la notion de "mystique" ou de "supplément d'âme" chez Bergson.
Bergson établit dans le deuxième paragraphe du texte une distinction entre "organes naturels" et "organes artificiels". Les organes naturels, ce sont les composants du corps humain. Par exemple la main est un organe qui permet de prendre et de manipuler des objets. Les organes artificiels sont les outils fabriqués par l'homme, par exemple un silex taillé, un marteau, un rabot. Selon Bergson, l'outil est un prolongement du corps ("l'outil de l'ouvrier continue son bras"). Il permet au corps d'accomplir ce que l'état naturel de ses organes ne lui permet pas. Chez l'animal, l'outil est (en général, mais pas toujours, puisqu'il a été montré que l'on pouvait apprendre à un chimpanzé à se servir d'un bâton) un organe naturel interne, alors que chez l'homme, il est presque toujours un organe artificiel (fabriqué) externe.
L'homme, selon Bergson est d'abord et avant tout un "homo faber" avant d'être un "homo sapiens". Selon lui, l'intelligence, envisagée dans sa démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication.
Pour désigner le principe de l'évolution, Bergson emploie le mot "nature". Selon lui, il ne faut pas concevoir la nature d'un point de vue anthropocentrique comme un "artisan" de l'évolution. Il s'agit plutôt d'une métaphore commode.
Se référant à Spinoza, Bergson distingue entre deux aspects la nature : la "nature naturante" et la "nature naturée". La nature naturée (natura naturata), c'est l'ensemble des phénomènes sensibles (les astres, les arbres, les animaux...), la nature naturante (natura naturans), c'est la puissance invisible, et comme le note Kant dans La critique du Jugement, profondément cachée au sein de la nature qui produit les phénomènes que nous observons et donc également le principe de l'évolution. Pour Spinoza, la nature naturante et la nature naturée sont deux aspects inséparables de la substance appelée "Dieu".
Nous sommes confrontés ici à l'aspect le plus mystérieux de la pensée de Bergson : la notion d'une évolution créatrice. Bergson ne dit pas que la nature est dotée d'une intention, ce qui contreviendrait à la clôture métaphysique instaurée par la critique kantienne concernant l’impossibilité d'appliquer aux noumènes les concepts de la raison pure (on sait que Bergson contourne cette limite avec la notion "d'intuition"), il dit que "tout se passe comme si..." et qu'en fonction de ce que l'on peut observer, on peut formuler l'hypothèse que...
Selon Bergson, nous avons tendance à vouloir interpréter les phénomènes naturels sur le modèle des objets techniques et à comparer la Nature à un Artisan en ramenant l'inconnu au connu.
L'entendement explique les phénomènes qui ne sont pas fabriqués comme s'ils l'étaient, le schéma de l'explication étant calqué sur le procédé pratique de la fabrication.
Du fait de leur origine commune : le spectacle du travail humain utilisé comme métaphore explicative des phénomènes naturels, finalisme et mécanisme ne sont opposés qu'en apparence. Elles relèvent toutes deux du schéma de la fabrication car elles sont toutes deux des actes de l'entendement.
L'une et l'autre expliquent les organismes par l'assemblage de parties ; la seule différence qui les sépare, c'est que le mécanisme s'arrête à la représentation de cet assemblage, au lieu que le finalisme, adoptant le schéma de la fabrication, suppose le plan ou l'idée selon lesquels les parties auraient été assemblées.
C'est pourquoi le mécanisme n'échappe pas à l'anthropomorphisme : un assemblage aveugle, sans idées et sans plan, reste un assemblage.
Note : L'anthropomorphisme est l'attribution de caractéristiques du comportement ou de la morphologie humaine à d'autres entités comme des dieux, des animaux, des objets, des phénomènes, voire des idées. Le terme a été crédité au milieu des années 1700. Des exemples incluent notamment les animaux et les plantes, ainsi que des forces de la nature comme le vent, la pluie ou le Soleil sont décrits comme des phénomènes à motivations humaines, ou comme possédant la capacité de comprendre et réfléchir. Le terme dérive du grec ancien ἄνθρωπος / ánthrôpos (« être humain »), et μορφή / morphế (« forme »).
Bergson se demande dans quel sens il faut dépasser ces deux points de vue.
Le mécaniste est frappé par l'extrême complication d'un organe (par exemple l’œil), le finaliste par la simplicité extrême de sa fonction (voir).
Selon Bergson, la simplicité appartient à l'objet : la vue, alors que la complexité appartient à des éléments d'ordre différent : la composition de l'objet. C'est pourquoi l'étude de la complexité d'un organe ne rend pas compte de la simplicité de sa fonction.
Cette philosophie de la nature qui a pleinement intégré la conception darwinienne de l'évolution (ce qui n'est évidemment pas le cas de l'hégélianisme) est en même temps une philosophie de l'Histoire. Cette philosophie de l'Histoire n'est pas sans analogie avec celle de Hegel : le christianisme a agrandi le concept de liberté, de la liberté pour quelques uns à la liberté pour tous et de la liberté politique à la liberté spirituelle.
Selon Bergson, les héros positifs et les grandes figures spirituelles de l'humanité passée : les prophètes (Moïse, Abraham, Jacob, Isaïe), Jésus, Socrate, Bouddha... ont préparé ce passage, de la "morale close" à la "morale ouverte", de la "religion statique" à la "religion dynamique".
Le sens de l'Histoire coïncide chez Hegel avec les avatars de la liberté : liberté d'un seul (le despotisme asiatique), liberté de quelques uns (la démocratie grecque), liberté de tous (le christianisme). Mais la notion de "liberté" pour Bergson ne se réduit pas à son sens politique ; elle revêt une signification mystique. Pour Bergson, l'histoire humaine est loin d'être achevée et son achèvement ne se confond pas avec quelque forme politique que ce soit, aussi parfaite soit-elle. L'Histoire a commencé avec la servitude du travail et de la technique qui courbe l'homme vers la terre sous l'empire de la nécessité, mais qui aura aussi permis de passer de l'instinct à la raison et de développer les capacités humaines en les tournant essentiellement vers l'action.
Cependant, la situation de l'homme moderne "maître et possesseur de la nature" n'est pas la fin de l'histoire mais la moitié de l'hominisation. Le règne de la liberté a à peine commencé. Il ne se réalisera - c'est la dimension prophétique de la philosophie de Bergson et la raison pour laquelle la fin du texte est au futur - que par un retournement, une "métanoïa", non pas vers le passé, mais vers la source, la source étant à distinguer du commencement.
Bergson fait remarquer que la nature, le principe de l'évolution a conduit l'humanité sur une certaine voie, la voie du machinisme parce qu'il fallait en quelque sorte que l'homme fût un fabricateur d'outil pour devenir aussi un être de prière, de contemplation, de création, de réflexion et de pensée.
Mais la nature n'a pas tout prévu. Elle n'a pas prévu notamment, selon Bergson, les conséquences du développement du machinisme grâce à la conversion des énergies fossiles, hydroélectriques et nucléaires.
Le problème, selon Bergson ne vient pas de la "réussite matérielle de l'homme sur la planète", mais du fait que cette réussite matérielle n'a pas été accompagnée par un développement corrélatif des forces spirituelles. L'homme a démesurément fait grossir son corps sans développer son âme.
Les conséquences de ce déséquilibre se font sentir au niveau individuel, par exemple dans les névroses spécifiques du monde moderne analysées par Freud (Malaise dans la civilisation), par Adler et par Jung, et au niveau collectif dans les problèmes sociaux, politiques, internationaux.
L'homme s'emploie déséspérément à combler le "vide" entre l'âme et le corps à travers des "efforts désordonnés et inefficaces". Plutôt qu'à un homme qui nage, l'humanité ressemble à un homme qui se débat pour ne pas se noyer
Cette situation exige une sorte de "conversion" (au sens étymologique du terme), un changement d'aiguillage, un rééquilibre entre l'âme et le corps, entre l'esprit humain et les puissances formidables que l'homme a libérées dans la matière. Il faut combler le vide entre l'âme et le corps en faisant appel à de "nouvelles réserves d'énergie potentielle, cette fois morale."
Dans le dernier paragraphe, Bergson inverse sa position de thèse exprimée au début du texte : "Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d'âme, et que la mécanique exigerait une mystique."
"La mystique appelle la mécanique" : l'évolution créatrice a doté l'homme de la faculté de fabriquer des outils et de transformer son environnement matériel à son image, mais il l'a lancé en même temps sur une voie inattendue, celle du développement exponentiel de la technique. Ce développement mécanique appelle à son tour une mystique pour en corriger les effets néfastes, c'est-à-dire un retour à la source originaire de l'évolution (ce que l'évolution n'a pas prévu et qui relève de la liberté humaine, tout se passant comme si la nature avait prévu, pour préserver la liberté humaine, de ne pas tout prévoir).
Bergson nous dit que ce retournement (métanoïa) est urgent et nécessaire, il ne nous dit pas qu'il doive nécessairement se produire, ni où, ni quand, ni de quelle manière.
Dans la Grèce antique, la métanoïa signifiait « se donner une norme de conduite différente, supposée meilleure »
Le terme grec μετάνοια (métanoïa) est composé de la préposition μετά (ce qui dépasse, englobe, met au-dessus) et du verbe νοέω (percevoir, penser), et signifie « changement de vue », un « renversement de la pensée ». Métanoïa est traduit habituellement dans les textes bibliques par « pénitence » ou par « repentance ». Mais dans certains textes du Nouveau Testament, il a un autre sens, celui d'une conversion à Dieu : « Métanoïa signifie au-delà de nous, au-delà de l'intellect, de notre raison rationnelle et se rapporte à un mouvement de conversion ou de retournement par lequel l’homme s'ouvre à plus grand que lui-même en lui-même. »
"Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu'on ne croirait" : en effet, les origines de la mécanique ne sont pas mécaniques, mais mystiques, dans la mesure où, dans la philosophie de Bergson, l'esprit précède la matière.
Il s'agit donc pour l'homme d'échapper à la détresse engendrée par la toute-puissance de la mécanique en retrouvant la "direction vraie". La fabrication d'outils, la pensée tournée vers l'action, la technique ont "courbé l'humanité vers la terre". De nombreux signes montrent, aujourd'hui, sans doute plus encore que du temps de Bergson, que ce mode d'accomplissement a atteint ses limites (menace nucléaire, accidents technologiques, déséquilibre écologiques...)
Il appartient désormais à l'homme de se "redresser vers le ciel". Cet appel ne serait qu'un voeu pieu, une utopie sans fondement si l'origine de la mécanique étaient purement mécanique. Or, "les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu'on ne croirait", si bien que l'évolution créatrice est susceptible de "rendre des services proportionnées à sa puissance" dans la mesure où seule une puissance spirituelle peut rendre des services d'ordre spirituel et où l'homme peut se tourner vers elle comme vers une source originaire pour redresser le cours de l'évolution.
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