Numérique, Information & « Bien commun »
Jean Tirole (Prix Nobel d'économie 2014) aborde le thème du numérique dans un des chapitres de son livre « Économie du Bien Commun » - PUF – 2016.
Je m' inspire ici essentiellement de ce chapitre pour traiter du traitement numérique de l'information.
(Article écrit en déc. 2016 & laissé dans un tiroir)
(...)
Où est la vie que nous avons perdu en vivant ?
Où est la sagesse que nous avons perdu dans la connaissance ?
Où est la connaissance que nous avons perdu dans l'information ?
(...)
Cet extrait du poème de T.S. Eliot « Choruses from The Rock » (*) de 1934 posait déjà la préoccupation pour la masse d'information qui commençait alors déjà à submerger le commun des mortels.
>> LA PARTIE VISIBLE DE L'ICEBERG, c'est la masse des informations traitées.
« La quasi-infinité des sources d'informations, et le temps limité dont nous disposons pour les traiter et les comprendre, mettent au centre du jeu économique les intermédiaires (…). » Jean Tirole (JT)
Ces intermédiaire de toutes sortes vont rechercher, trier, filtrer, enrichir, agrémenter, ''aromatiser'', pré-mâcher les données... pour nous les servir prêtes à être consommées.
>> LES RISQUES directs
Toutes ces opérations que nous confions à des opérateurs tiers, qu'au fond nous ne connaissons pas vraiment et que nous ne contrôlons pas, signifie des risques que nous prenons (que nous acceptons, si nous en sommes conscients).
Tout d'abord, toute information ''prête à consommer'' sera très probablement partielle. Elle pourra aussi être partiale ou carrément fausse. Ce qui ouvre techniquement la possibilité de la manipulation de l'opinion, ou au ''traçage'' (même si illégal) d'individus ou d'organisations.
Ensuite, l'outil numérique, comme tout outil, prédispose l'esprit à une utilisation optimale de l'outil. C'est-à-dire que l'on suit les étapes d'un processus qui a été pensé/choisi par un tiers et auquel nous nous conformons tous par souci de cohérence et de compréhension commune du contenu du ''résultat'' produit par l'outil. En d'autres termes, l'outil formate l'esprit de l'utilisateur, il induit une manière de penser ainsi que certaines méthodologies d'analyse des problèmes.
Enfin, le traitement et le stockage des informations peuvent être opérées -parfois pour l'essentiel- par des structures transnationales. Ces structures suivront (ou bien non ?) des règles & procédures dont nous n'avons pas la maîtrise ni même probablement la connaissance. C'est aussi vrai pour l'aspect sécurité/ confidentialité de nos données.
Par ailleurs, en conjuguant les structures transnationales avec « l'aspect immatériel d'Internet (…) on ne sait plus clairement où se trouve l'activité. » (JT) Ces activités (propriété intellectuelle, droits publicitaires, lieu de production des éléments constitutifs du produit/service final, …) peuvent se trouver éparpillées en différents endroits de la planète. C'est-à-dire que les prélèvements de la TVA, des cotisations sociales, des impôts & taxes, …) seront perçus là où la structure multinationale l'aura décidé, en fonction des choix d'optimisation qui seront les leurs. La structure peut aussi y échapper, partiellement ou totalement.
C'est pourquoi les pays qui sont/ resteront à la traîne dans le numérique achèteront les produits et services numériques, mais ne participeront pas à l'innovation digitale, et donc n'auront pas les emplois qui vont avec le business numérique, et ne percevront pas les recettes fiscale ou sociales dont on vient de parler...
>> LA STRUCTURE DES RÉMUNÉRATIONS
Jean Tirole cite les travaux d'Anthony Atkinson, Thomas Piketty et Emmanuel Saez pour le High Income Database... D'où il note que « La part des revenus allant aux 1% les mieux payés aux États Unis est passée de 9% en 1978 à 22% en 2012. » Ce phénomène participe aussi d'une tendance de fond, de long terme, que Piketty a étudié en détail dans son livre « Le Capital au XXIième siècle ».
Cependant, Tirole précise que « l'évolution des salaires durant les quarante dernières années » aux États Unis ont connu une explosion pour les plus diplômés, une nette augmentation pour les ''Bac + 4'', et une stagnation ou même une réduction pour tous les autres.
Cette analyse fait écho au fameux ''malaise'' des classes moyennes est des classes populaires qui frappe les États Unis …. et qui se développe aussi en Europe.
>> LA STRUCTURE DES MÉTIERS
On sait depuis longtemps que l'ordinateur est à la fois beaucoup plus fiable et largement plus rapide que l'homme pour une foule de tâches. Il a permis d'introduire plus d'efficacité dans les processus, a remplacé nombre de tâches répétitives ou administratives, et a nécessité de nouvelles compétences.
Avec Tirole, on doit admettre que « les personnes qui s'adapteront le mieux au monde nouveau sont celles qui auront acquis un savoir abstrait, facilitant l'adaptation de la personne à l'environnement (…). » La mesure comparative internationale des résultats des différents systèmes d’éducation indique que la France est à la traîne. La France numérique de demain part avec un handicap par rapport à des concurrents sans merci.
Tirole souligne que « L'inégalité liée à l'environnement familial et à la qualité de l'éducation risque donc de s'accroître encore. »
>> STRUCTURE DE L'EMPLOI
Le diagnostic de Tirole est sans appel : « A l'avenir, les pays qui sauront attirer les meilleurs secteurs de l'économie numérique s'immisceront dans la chaîne de valeur de tous les secteurs et s'approprieront d'immenses richesses, tandis que les autres n'auront que les miettes. »
Tirole conclut avec un trait volontairement forcé, mais qui donne bien le concept : « Les pays qui n'auraient pas joué le jeu de la concurrence ne seront même pas en mesure de redistribuer des riches vers les pauvres, car il n'y aura plus que des pauvres. »
>> EN CONCLUSION, je dirais que les États Unis sont ceux qui ont su anticiper et agir en créant les conditions favorables au développement du business numérique en faveur de leurs entreprises nationales.
Parmi ces ''conditions favorables'', on note l'utilisation généralisée de structures d'optimisation tant pour les coûts sociaux mais surtout fiscaux. Comme les USA ne soumettent à impôts que les profits rapatriés aux USA, les profits réalisés hors USA peuvent être mis tranquillement en ''parking'' , par exemple aux Bermudes, où ils ''font des petits''. Ces fonds rentrent quand même périodiquement aux USA à l'occasion d'amnisties fiscales discrètes... Ce système « flexible » permet de renforcer puissamment la structure financière des sociétés Américaines, en « empochant » indirectement les impôts et charges sociales qui auraient logiquement pu/dû être encaissées par les pays concurrents des USA sur lesquels les produits/services ont été écoulés.
Le numérique va accentuer de grands changements dans nos sociétés : il faudra « protéger les travailleurs » qui vont se trouver pris dans la tourmente ; il faudra « nous préparer par l'éducation à ce nouveau monde » ; il faudra s'assurer que nos entreprises travaillent avec à peu près les mêmes ''billes'' que les Américains.
Pour la France, cela veut dire vouloir sortir de l'ornière. Anticiper ou subir, il faut choisir.
« Il est clair que la politique de l'autruche ne peut être une stratégie. » Jean Tirole.
JPCiron
(Article non publié de dec. 2016)
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(*) Extrait de « Choruses from The Rock » de Thomas Steams ELIOT – 1934 (proposé par Jean Tirole dans son livre) :
(...)
Where is the Life we have lost in living ?
Where is the wisdom we have lost in knowledge ?
Where is the knowledge we have lost in information ?
(...)
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