Petit abécédaire des 40 ans de Mai-68
Une romancière juive spécialiste de Barrès, un ancien dignitaire communiste, un pionnier de la presse gay, une psychologue qui pratique la volothérapie, un député européen souverainiste, une philosophe polonaise néo-conservatrice, un curé progressiste conseiller d’un ministre... : dans un livre à paraître en avril, « Liquider Mai-68 ? », ils nous livrent leur vision de Mai-68.

AUTORITE
La contestation de l’autorité caractéristique du mouvement de Mai-68 s’est révélée catastrophique. Elle a cependant contribué à envisager autre chose que la posture autoritaire : l’autorité de témoignage.
« Nous savons à présent que la joyeuse pagaille de Sumerhill engendre les banlieues en feu, et que le père copain devient un vieux bébé pathétique. Les acteurs de 68 ont compris (au moins quand ils ont une once d’honnêteté) que l’autorité est nécessaire à l’éducation, et qu’il suffirait de rendre cette autorité intelligente et humble. Il est trop tard pour eux. Leurs propres enfants s’y emploieront. Une génération aura été sacrifiée pour faire évoluer le père de Kafka. Est-ce trop ? Certains peuvent le penser. Je ne suis pas de cet avis. C’est pourquoi toutes les difficultés que nous avons aujourd’hui à persuader de l’importance de la paternité me paraissent un prix honorable à payer pour le bonheur de pouvoir restaurer, à plus ou moins longue échéance, une autorité de témoignage, qui s’engage et se sait fragile. »
Chantal
Delsol, Un père dans les maisons
CULTURE
En Mai-68 la contre-culture apparue aux Etats-Unis quelques années auparavant, fondamentalement subversive, n’a eu qu’une prise relative sur la culture française dominante. La preuve par la musique.
« La "fièvre hippie" ne semble pas avoir de répercutions concrètes sur les campus français en proie aux émeutes de Mai-1968. Les étudiants qui balancent des pavés boulevard Saint-Michel à Paris scandent plus volontiers des slogans (plus ou moins chantés du reste) empreints de niaiserie politique que les chansons de Janis Joplin ou des Rolling Stones. Dans les cafés du quartier Latin, le soir quand la pression policière retombe et que les étudiants se rassemblent, ce ne sont pas les textes de Bob Dylan ou des Doors qui sont entonnés, mais plutôt les mièvres couplets issus de la gauche franchouillarde. »
François
Grimpret, Sexe, drogues et rock’n’roll
DENONCIATION
Les soixante-huitards avaient beau jeu de dénoncer la société de consommation à une époque de forte croissance et de plein emploi. Certains sont rapidement revenus de leurs illusions minimalistes : extrait d’une lettre du Larzac...
« Les courants d’air sur le Boul’mich’ sont des vents coulis comparés au souffle saisissant de la Traverse. Le matin, il n’est pas rare d’avoir à briser la glace des fontaines, et plus d’une malheureuse s’y casse les ongles. Pour comble de notre infortune, pendant l’été, nos travaux de reconstruction n’ont pas vraiment avancé car chacun a laissé libre cours à son inspiration. L’un s’est plu à creuser des cuves thérapeutiques (bain de boue, piscine d’orties, massage aux pissenlits), un autre a trafiqué un labo-photos et un dernier s’est mis en tête de construire un oratoire interreligieux. »
Christophe Durand, Lettre
d’un soixante-huitard au service après-vente de la révolution
EDUCATION
Pour les soixante-huitards, la réussite d’une éducation ne peut s’évaluer.
« Envoyée chez une psy pour cause de migraines rebelles, "car il y a à ce mal forcément une raison psychosomatique", je me fais traiter de "petit Staline" quand je raconte l’éducation donnée à mes enfants. Ils ont fait de brillantes études et la psy pense que cela n’a été possible qu’au prix de ma maladie et de leur mal-être. Elle le décrète sans les connaître et elle l’attribue à un comportement maternel forcément autoritaire et rigide. Mes enfants à qui j’ai rapporté la séance malheureuse se proposaient d’aller la voir pour lui faire part de leur vision des choses. L’autorité dans l’esprit post-soixante-huitard de cette psy est confondue avec l’esprit autoritaire. Lorsque l’éducation des jeunes marche, cela ne peut être qu’au prix de malheurs enfouis. La propension à se faire analyser est d’ailleurs révélatrice d’un certain égocentrisme infantile selon lequel on refuse de prendre la responsabilité de ses malheurs en préférant chercher le coupable : parents autoritaires, environnement social défaillant, système éducatif stressant, etc. »
Ionna Novicki, Langue de coton et cerveau de
plomb : l’insoutenable légèreté des soixante-huitards
FACULTE
Mai-68 a érigé en dogme le refus de la sélection, pourtant indispensable à la renaissance du système universitaire français.
« Le
refus de la sélection nous a valu une université de masse, et bientôt il a
fallu se mettre au niveau de la médiocrité moyenne, tandis que les doués et les
travailleurs se réfugiaient dans les classes préparatoires ou les écoles
appliquées. Les IUT ont échappé au massacre, précisément parce qu’ils ont pu
pratiquer la sélection. Comme si cela ne suffisait pas, on a modifié sans cesse
les modalités de passage d’une année à l’autre. La sélection qui
ne se faisait pas à l’entrée se faisait
en fin de première année. Qu’à cela ne tienne : la réforme Bayrou a permis de
poursuivre des études alors même que l’étudiant était déjà alerté sur ses
insuffisances. A ce jeu, les jeunes n’ont rien gagné, et la nation non
plus. »
Jacques Garello, Université 68,
trahison des clercs, trahison de la nation
GAUCHISME
Témoignage d’un mousquetaire qui a refusé de faire allégeance au(x) gauchisme(s) de l’époque.
« Entre le règne des Soviets et celui du dollar, je doutais qu’une "troisième voie" soit politiquement envisageable. Ouest ou Est, il fallait choisir. J’avais choisi le côté du rideau de fer où un dissident ne risquait pas la taule ; mon anti-communisme était "primaire et viscéral", secondaire et réfléchi. L’Histoire m’a donné raison. Ce n’était pas valorisant pour un écrivain français, au long des années 1970 et 1980, d’avoir raison contre le gauchisme ambiant. Au mieux on passait pour "réac", au pire pour "facho". De l’une à l’autre appellation, la frontière était mince, tant sévissait une démonologie dont les exorcistes ne faisaient pas dans la nuance. Leur paranoïa croyait débusquer partout des "fachos" appointés par la CIA. Or, les rares, très rares types d’"Occident" et autres officines ultra droitières rasaient les murs. Je leur trouvais du reste des ressemblances de fond et de style avec les gauchos. Même patois idéologique. Même inaptitude à l’ambiguïté, à la poésie, à la fantaisie. Mêmes fantasmes flicomaniaques. Pour moi, ils étaient comme les deux faces d’une même médaille, grise et ternie. »
HERITIER
Gérer un héritage, ça ne s’improvise pas. BHL en sait quelque chose.
« Que dire, aussi caricaturale soit-elle, de la figure de prou de la génération, le sémillant Bernard-Henri Lévy ? En 1974, il créa aux éditions Grasset une collection, "Figures", qui imposa bientôt une sorte de magistrature diffuse à l’essentiel de la production intellectuelle en vogue : dans la foulée, certains de ses premiers titres, La Barbarie à usage humain, Le Testament de Dieu, L’Idéologie française, firent du personnage une sorte de pape de la pensée française édictant en tous sujets le dogme d’une pensée qu’on appela unique, mais tourna bientôt à une sorte de "pensée zéro". Peu importe que ce "milliardaire maquillé en philosophe" (Jean-Pierre Chevènement) se soit aussitôt montré aussi creux qu’approximatif et pour tout dire malhonnête ; qu’importe que, dès 1979, le philosophe Cornelius Castoriadis, pourtant homme de gauche comme "BHL" prétendait l’être lui-même, exprime dans les termes les plus nets sa consternation devant le phénomène : "Sous quelles conditions sociologiques et anthropologiques, dans un pays de vieille et grande culture, un auteur peut-il se permettre d’écrire n’importe quoi ?" »
Paul-Marie
Coûteaux, L’histoire serait-elle morte en mai 68 ?
INSTRUMENTALISATION
Comment faire voter un amphi de province en Mai-68... Choses vues.
« C’est aux maîtres à ne pas penser du marxisme, dont les clones fourmillaient partout, que nous avions constamment à nous confronter. L’époque était au terrorisme intellectuel, comme on dit maintenant. Mais de là à imaginer qu’une armée de petits clones allait apparaître à Tours du jour au lendemain, comme une floraison d’escargots après la pluie, il y avait un abîme. Et pourtant ils étaient là et bien là, ces militants saisis par la passion révolutionnaire. On les rencontrait surtout dans ces AG (alias "assemblées générales") qui avaient pris la place des cours pour se poursuivre jusqu’aux petites heures de la nuit, au moment où les plus résistants pouvaient lever un bras somnambulique pour emporter à l’unanimité une décision qui se retrouverait de toute façon à l’ordre du jour du lendemain, en fonction des nouvelles tombées de Paris. »
Dominique
Folscheid, Un Mai-68 provincial - Point de vue d’un valet de chambre
psycho-sociologique
JEAN-PAUL
Qu’y avait-il derrière les gesticulations de Sartre sur les boulevards du quartier Latin ?
« C’est Sartre, mal à l’aise dans sa liberté, "ivre d’orgueil et translucide", voulant posséder le monde, qui a repris le flambeau, laissant Heidegger attendre dans le silence de la Forêt Noire, l’Avènement de l’Être et ses "Extases". Dépassant par la célébrité et la notoriété tous ses contemporains, Sartre en 68 pouvait occuper la scène, la rue, et même vendre des journaux, avec Simone, à ceux qui ont saisi la marche de l’histoire dans le communisme. Camus, lui, gardait encore une certaine sobriété dans ses interrogations sur le fondement de la morale, osait critiquer la cruauté de Nietzsche, et dire dans L’Homme révolté, un peu avant sa mort brutale : "On nie Dieu au nom de la justice, mais l’idée de justice se comprend-elle sans l’idée de Dieu ? Ne sommes-nous pas alors dans l’absurdité ?" Au contraire, Sartre osait encore affirmer à la fin de L’Être et le Néant, avec un dogmatisme digne des plus grands théologiens de la Négativité : "Toute réalité humaine est une passion en ce qu’elle projette de se perde pour fonder l’être et pour constituer du même coup l’en-soi qui échappe à la contingence en étant son propre fondement, l’Ens causa sui que les religions nomment Dieu. Ainsi la passion de l’homme est-elle inverse de celle du Christ car l’homme se perd en tant qu’homme pour que Dieu naisse. Mais l’idée de Dieu est contradictoire et nous nous perdons en vain ; l’homme est une passion inutile". »
Antoine-Joseph Assaf, Sartre, l’anti-Socrate
de Mai-68
REVOLUTION
Faut-il en vouloir aux jeunes de 68 d’avoir voulu secouer la poussière des épaules des mandarins ?
« Levée des barrières du désir, consommateurs parfaits, les révoltés auront été les idiots utiles de l’affaire. A quoi bon s’en prendre aux slogans de Mai, dans un monde où Chateaubriand et Stendhal, à leurs corps défendant, servent à vendre l’Italie, un monde où chacun, de Praxitèle au Kamikaze, sera utilisé dans une campagne de pub et poursuivre la révolte estudiantine de son ire ? Ils avaient eu 20 ans dans un monde de vieillards, dans un monde où la justesse du combat antisoviétique se grimait de bien étrange manière, fils de la défaite déguisée en victoire, fils de la honte et de la reconstruction, comment n’auraient-ils pas rêvé de tabula rasa ? Pour eux, je réclame une époché, ils ont eu le visage de l’espoir. Ne doivent être jugés et combattus que les vainqueurs noir caviar, les destructeurs de nos cités heureuses, les pseudo réalistes qui d’un geste indifférent ont effacé le principe Espérance du vocabulaire humain l’inscrivant à nouveau dans des Évangiles dont un Dieu dicta à l’homme le texte ne variatur ! »
Sarah Vajda, Fragments d’une esthétique du chagrin contemporaine
SEXE
Pierre Guénin, pionnier de la presse gay dans les années 50-60, refuse le politiquement correct du milieu gay et dénonce la société du coming-out, héritage de Mai-68 et de la prétendue libération sexuelle.
« Alors, "être libéré sexuellement" signifie-t-il "être libéré" tout court ? Non, c’est évident. Qu’est-ce que ça veut dire ? La sexualité n’est qu’un aspect de la personnalité et de l’identité. Un aspect important, certes, mais pas exclusif. Avant d’être homosexuel, un "homosexuel" est un être humain. On m’a souvent reproché de ne pas avoir fait assez de politique, de ne pas avoir assez milité en faveur de la cause gay. Mais que veulent les gays ? Je reviens à ce que me disaient mes lecteurs : "La sexualité n’a rien à voir avec la vie sociale", "Demande-t-on aux hétéros ce qu’ils font dans leur lit ?" Quant à la Gay Pride, même si elle tend à devenir une fête pour tous, homos et hétéros, ce que je trouve très bien, que me disaient mes lecteurs ? "Fier de quoi ? Peut-on être fier d’une particularité sexuelle ?" »
Pierre Guénin, Etre libéré sexuellement signifie-t-il
être libéré tout court ?
UTOPIE
Tout n’était pas à jeter dans le désir de renouveau des révoltés de 68 : sans doute aurait-il fallu honorer la quête métaphysique qu’il recelait. Réguler les inclinations utopistes pour que l’utopie ne soit pas portée au pouvoir.
« Être capable d’inventer, plutôt que se résigner à reproduire, tel fut l’un des grands axes de cette quête spirituelle de Mai-68. "La barricade ferme la rue, mais elle ouvre la voie..." "Sous les pavés, la plage !" En Mai-68, le rêve semblait redevenir possible, chez cette génération de jeunes, pour qui le progrès technique et l’amélioration du train de vie ne constituaient plus des finalités pouvant donner sens à la vie. On peut aller jusqu’à parler de quête métaphysique. L’art semblait à portée de main pour tous. Il s’agissait de laisser libre cours à l’expression, d’apprendre à ne pas juger les oeuvres à partir de normes techniques, mais à partir de la seule inspiration. "N’allez pas en Grèce cet été, restez à la Sorbonne", voyait-on écrit sur les murs de l’université parisienne. Chacun était appelé à trouver sa place dans la prestigieuse Sorbonne. On a beaucoup rêvé en Mai-68 d’une société où chacun serait reconnu dans ses compétences et serait appelé à développer ses talents. Ces désirs, trop souvent tus ou annihilés par l’organisation sociétale, étaient appelés à prendre leur revanche. »
Jean-Marie Petitclerc, La Quête métaphysique des jeunes de Mai-68
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