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Accueil du site > Culture & Loisirs > Extraits d’ouvrages > Pour mieux comprendre le Moyen Orient

Pour mieux comprendre le Moyen Orient

Les bouleversements qui infectent le Moyen-Orient de tas de cadavres réjouissent nos salons encombrés de philosophes, et nos rédactions toujours en alerte pour rendre compte de l'infinie cruauté humaine. Robert Fisk, journaliste britannique à The Independant, et l'un des plus fins connaisseurs du monde arabo-musulman, énumérait les noms de quelques-unes des victimes égyptiennes dans un article publié le 15 août. Parce que nommer les morts peut éviter que nos mémoires vides ne les engloutissent tout à fait, et qu'ainsi nous leur rendions hommage. Habiba Ahmed Abd Elaziz a été trouvée près de la mosquée Rabaa al-Adawiyeh ; elle était une journaliste de 26 ans. Sa maman lui écrivit un dernier texto en forme de plainte le jour des massacres du Caire : "Habiba, s'il te plaît, rassure-moi. Je t'ai appelée des dizaines de fois. S'il te plaît, ma chérie. Je suis inquiète à en être malade. Dis-moi où tu es." C'était hier, le 15 août. Il est 12:46, Habiba est morte depuis quelques heures de blessures par balles.

Nos salons et nos rédactions multiplient les explications à la mort de Habiba. Contre le concert des platitudes du journalisme incertain et les diarrhées verbales des permanentés de la rue de Valois, les explications de Bernard Lewis permettront une substitution à la fois érudite et génitrice de curiosité. Erudite pour la reconnaissance internationale que les soixante ans de carrière dédiées aux études orientales ont valu au professeur Lewis. Pour la curiosité enfin : le coin du voile qu'il lève sur le Moyen Orient donne envie d'en savoir davantage, mais surtout il rend compte de la complexité abyssale des forces à l'œuvre.

La pénétration des idées de la Révolution française dans le monde arabo-musulman a fait exploser l'équilibre d'une civilisation séculaire. Il est à parier que les printemps que l'on dit arabes en sont une éruption supplémentaire plutôt qu'un phénomène autonome. Dans son "Histoire du Moyen Orient", Bernard Lewis explique comment, selon lui, ces idées ont pénétré cette région du monde, comment elles l'ont influencé, et quelles en furent les conséquences. A chacun d'en extraire sa part de bien, et d'y trouver les racines du mal.

Bernard Lewis – Histoire du Moyen Orient (Extraits du chapitre XVII : Idées Nouvelles)

Le panislamisme - l'idée que les musulmans devaient constituer un front commun contre les menées agressives des puissances chrétiennes - apparut vers les années 1860-1870. Il puisait en partie son inspiration dans les succès remportés par les partisans de l'unification en Allemagne et en Italie. En Turquie, certains estimaient que l'Empire ottoman, le plus grand des Etats musulmans indépendants encore existants, devait faire pour les peuples qui l'habitaient ce que la Prusse avait fait pour l'Allemagne et le Piémont pour les Italiens. Ils avaient en vue la solidarité et l'unité de tous les musulmans et non des seuls Turcs.

Sous le règne d'Abdülhamid II (1876-1909), une forme de panislamisme étroitement contrôlé devint la politique ottomane officielle. Cependant, le panislamisme n'occupait pas une place de premier plan dans les programmes politiques des élites radicales, qui lui préféraient les idéologies venue d'Europe en même temps qu'une nouvelle notion, celle de pays ou de nation. Le nationalisme avait pénétré dans le corps politique et déclenché les mécanismes qui enflammeraient l'Empire ottoman, l'affaibliraient et finiraient par le détruire.

Tout commença avec les idées de la Révolution française, activement promues par les Français eux-mêmes et accueillies avec enthousiasme par une partie de la population ottomane. L'une des raisons de leur succès se comprend immédiatement. C'était la première fois qu'un mouvement européen de cette ampleur ne s'exprimait pas en termes chrétiens et se présentait même parfois comme ouvertement antichrétien. La laïcité en soi n'offrait aucun attrait pour les musulmans ; c'était plutôt le contraire. Toutefois, une idéologie affranchie de toute trace d'une religion rivale et combattue par tous les ennemis traditionnels des Ottomans en Europe pouvait être examinée sur ses propres mérites. La Révolution française se distinguait aussi des autres mouvements européens en ce sens que les Français ne ménageaient pas leurs efforts pour répandre leurs idées parmi les peuples du Moyen-Orient.

La liberté, l'égalité et la fraternité n'étaient pas des idées totalement nouvelles pour les peuples musulmans. Appliquées aux croyants, la fraternité et l'égalité représentaient deux des principes fondamentaux de l'islam. Certes, comme ailleurs, des privilèges liés à l'origine ethnique ou à la fortune étaient apparus au cours de l'histoire, mais, nés en dépit et non à cause des enseignements de l'islam, ils n'avaient jamais acquis la même stabilité ni la même reconnaissance qu'en Europe. L'égalité entre croyants et incroyants était une tout autre affaire. Cependant, cette inégalité auto-imposée pouvait à tout moment être abolie par un simple acte de conversion. Il n'était pas aussi facile de se débarrasser du statut d'infériorité de l'esclave et de la femme, mais celui-ci ne soulevait guère d'opposition. Les esclaves affranchis pouvaient accéder à de hautes fonctions et, à bien des égards, les esclaves du sultan étaient les véritables maîtres de l'Empire. Quant aux femmes, leur statut d'infériorité - instauré par la Révélation divine et inscrit dans la sharia - n'était pas remis en question. La loi musulmane n'avait d'ailleurs pas que des effets négatifs puisqu'elle accordait aux femmes certains droits, par exemple en matière de propriété, que les Occidentales ne possédaient pas. Conséquence de l'intervention plus ou moins directe de l'Occident, l'abolition de l'esclavage ne suscita guère d'intérêt ou de débat. En revanche, bien qu'inspirée par des idées occidentales, l'émancipation des femmes ne dut rien aux pressions ou aux ingérences de l'Occident ; les progrès réalisés dans ce domaine vinrent d'initiatives internes à la région et s'accompagnèrent de débats vigoureux et passionnés. Pourtant ces maigres avancées sont devenues l'une des principales cibles des militants islamiques traditionnels ou extrémistes.

Contrairement à l'égalité et à la fraternité, la liberté, du moins dans son sens politique, était une idée nouvelle. Dans les langues de l'islam, "libre" et "liberté" avaient un contenu juridique et, accessoirement, social. Etait libre celui qui n'était pas esclave. Dans d'autres contextes, était libre celui qui bénéficiait de certains privilèges ou exemptions, par exemple, qui n'était pas soumis aux corvées ou autres contraintes. "Liberté" n'était pas un terme qui apparaissait dans les longues discussions politico-philosophiques sur la nature du gouvernement et sur ce qui distingue le bon gouvernement du mauvais. Selon la tradition musulmane, le contraire de la tyrannie n'était pas la liberté mais la justice, celle-ci étant plutôt conçue comme un devoir du souverain que comme un droit de ses sujets. La notion occidentale de citoyenneté et celles, connexes, de participation et de représentation, apparurent au Moyen-Orient sous l'influence de la France révolutionnaire et, plus encore, de son action.

Des documents montrent qu'apparemment les Turcs étaient convaincus que leur religion continuait de les protéger des maladies occidentales. Ils durent rapidement déchanter. En octobre 1797, l'empereur Habsbourg était contraint de faire la paix avec la France révolutionnaire et signait le traité de Campo-Formio. Entre autres clauses, ce traité mettait fin à la longue histoire de la République de Venise et partageait ses possessions entre l'Autriche et la France : ce rapprochement géographique entre la France et l'Empire ottoman entama leur vieille amitié. Selon un historien musulman, les Français "cherchaient à rallier les Orthodoxes à l'idéal républicain et à pervertir les sujets ottomans des provinces voisines." Le danger parut plus sérieux quand, après avoir conquis l'Egypte, province ottomane musulmane, les Français se mirent à tenir les mêmes discours subversifs exaltant l'antique splendeur du pays et la liberté. Le mélange des deux idées se révéla irrésistible. Peu familière et acquise, la liberté entendue comme citoyenneté eut, au début, une force d'attraction réduite. Mais son pouvoir s'accrut lorsque vinrent s'y agréger deux autres concepts importés d'Europe : le patriotisme et le nationalisme, autrement dit l'idée que ce n'était plus la religion, mais le pays ou la nation qui étaient source d'identité et de loyauté, et donc de légitimité et d'allégeance.

L'ordre social et politique traditionnel tel qu'il se développa dans l'Empire ottoman et, avec quelques modifications, dans le royaume de Perse, plongeait ses racines dans la loi et la coutume musulmanes et, au-delà, dans les civilisations plus anciennes encore du Moyen-Orient. Comme dans d'autres cultures religieuses, il reposait ouvertement sur l'inégalité, vu qu'il eût été inapproprié et même absurde d'accorder une égalité de statut à ceux qui acceptaient la révélation définitive de Dieu et à ceux qui la rejetaient avec obstination. En refusant d'accorder l'égalité aux incroyants, l'Etat musulman se conformait aux pratiques habituelles des religions au pouvoir. Il en différait, cependant, en ce qu'il accordait à ces mêmes incroyants un statut social reconnu, défini et garanti par la loi musulmane et accepté par l'ensemble des musulmans. Il faisait ainsi preuve d'un degré de tolérance qui, dans d'autres pays, ne serait atteint que lorsque la religion serait séparée de l'Etat ou, du moins, privée d'une bonne partie de son emprise sur la vie publique.

Cette tolérance ne s'appliquait qu'aux monothéismes qui se réclamaient de révélations antérieures reconnues par l'islam, à savoir aux chrétiens des différentes confessions, aux Juifs, et, en Iran, aux zoroastriens. Dans l'Empire ottoman, ces minorités constituaient des millet. Un millet était une communauté politico-religieuse définie par son adhésion à une religion. Ses membres obéissaient aux règles et même aux lois de cette religion et choisissaient leurs propres chefs. Les millet non musulmans bénéficiaient donc d'une relative liberté de culte et d'une certaine autonomie interne ; en contrepartie, ils devaient faire allégeance à l'Etat et accepter les contraintes et les incapacités attachées au statut de dhimmi. Dans l'Empire ottoman, il y avait quatre grands millet : par ordre d'importance, les musulmans, les Grecs, les Arméniens et les Juifs. Tous définis exclusivement en termes religieux. Le millet musulman ou "millet dominant" (millet-i-hakime) regroupait des populations parlant le turc, l'arabe, le kurde, l'albanais, le grec ou l'une des nombreuses langues balkaniques ou caucasiennes. Le millet grec était tout aussi composite. Plus homogène, le millet arménien se composait, pour l'essentiel, de membres de la nation arménienne adeptes de l'église arménienne. Le millet juif comprenait les Juifs hispanophones qui avaient fui l'Espagne avant ou après l'édit d'expulsion de 1492, les communautés juives arabophones de Syrie et d'Irak, celles grécophones de Morée et d'autres, plus petites, parlant diverses langues.

Ainsi, le millet, de nature d'abord religieuse, regroupait-il des communautés ethniques et parfois même des tribus fort différentes. Ces distinctions internes n'étaient pas sans importance. Elles étaient à la base de groupes de solidarité en compétition sur le plan politique, administratif, social et commercial. Elles engendrèrent des stéréotypes et des préjugés véhiculés pendant des siècles par la littérature, et encore familiers aujourd'hui. Mais tant que le système du millet fonctionna, ces solidarités ethniques ne définissaient pas en dernière instance l'identité et l'allégeance. Ce n'est qu'à une époque récente que ceux que nous nommons Turcs ou Arabes ont commencé à se présenter comme tels. Bien que parlant le turc, les habitants d'Istanbul et des autres villes réservaient cette désignation aux paysans et aux nomades d'Anatolie. De même les arabophones désignaient comme arabes les Bédouins du désert. Il faudra attendre l'idée européenne de nation pour que les couches instruites des villes revendiquent ces catégories ethniques.

Le nationalisme, cette idée nouvelle et puissante, trouva d'abord un écho auprès des populations chrétiennes de l'Empire ottoman, les Grecs, les Serbes, puis les autres peuples des Balkans et, finalement, les Arméniens. Même les Juifs, la plus petite, la plus faible et la plus fidèle des minorités non musulmanes élaborèrent leur propre nationalisme. En 1843, un rabbin de Sarajevo, Yehuda Alkalaï, avançait dans un opuscule cette idée tout à fait nouvelle selon laquelle les Juifs devaient, sans attendre l'arrivée du Messie, retourner en Terre sainte et reconstruire le pays par leurs propres efforts.

Tout au long du XIXe siècle, les minorités chrétiennes de l'Empire ottoman poursuivirent trois objectifs, différents et finalement inconciliables.

En premier lieu, elles aspiraient à une citoyenneté à part entière, c'est-à-dire une égalité des droits avec la majorité musulmane. Les puissances européennes, parfois en contradiction avec leurs propres pratiques chez elles, faisaient pression sur les Turcs pour qu'ils instituent l'égalité des droits, sans distinction de religion. Les libéraux et les réformateurs musulmans étaient entièrement acquis à cette idée. Ce n'étaient pas seulement les idées nouvelles qui rendaient les vieilles inégalités insupportables, mais aussi l'apparition d'une nouvelle prospérité. Pendant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes et au début du XIXe siècle, les communautés non musulmanes connurent un essor relativement important. Ayant, dans l'ensemble, un niveau d'éducation supérieur à celui des musulmans et plus de facilités pour entrer en contact avec le monde extérieur, elles se développèrent et s'enrichirent. Le statut d'infériorité sociale et politique que leur imposait l'ordre ancien leur devint de plus en plus difficile à supporter.

Poursuivi avec de plus en plus de vigueur, le deuxième objectif était l'indépendance, ou au moins l'autonomie à l'intérieur d'un territoire national.

Rarement avoué mais poursuivi avec ténacité, le troisième objectif visait à sauvegarder les privilèges et l'autonomie que leur garantissait le système des millet sous l'ordre ancien, à savoir le droit de suivre leurs propres lois religieuses, d'éduquer leurs enfants dans leur langue et, plus généralement, de conserver leur culture.

A terme ces trois objectifs étaient contradictoires. Cependant, dès le départ, ils recelaient aussi quelques inconvénients. L'égalité des droits pouvaient améliorer une situation, mais également entraîner un nivellement par le bas. Comme le notait un observateur ottoman de l'époque, Cevdet Pacha, à propos de la promulgation du grand édit de réforme de février 1856 : "Les patriarches étaient mécontents. Alors qu'autrefois les communautés vivant dans l'Empire ottoman étaient classées par ordre d'importance, les musulmans venant en premier, puis les Grecs, puis les Arméniens et les Juifs, désormais, toutes sont placées sur le même plan. Certains Grecs n'ont pas manqué d'objecter : 'Le gouvernement nous a mis dans le même sac que les Juifs. La suprématie de l'islam nous convenait parfaitement.' ". (Cevdet, Tezakir 1-12, éd. par Cavid Baysun, Ankara, 1953)

- La communauté grecque dans son ensemble perdit à jamais les postes de confiance et de pouvoir qu'elle avait détenus jusque-là dans la haute administration ottomane.

- Plus que les autres minorités religieuses, les Juifs eurent à souffrir du déclin de l'Empire ottoman. Contrairement aux chrétiens, ils n'avaient pas à compter sur la bienveillance des marchands européens ni sur la protection de leurs gouvernements. Dans les affaires comme dans l'administration, ils furent peu à peu évincés par des chrétiens, autrement dit des Grecs, des Arméniens et, élément nouveau important, des chrétiens arabophones du Levant.

- Appelée depuis longtemps le "millet loyal" (millet-i-sadika), la communauté arménienne était considérée comme la minorité la plus fidèle à l'Etat ottoman. Suivant les traces des Grecs, les Arméniens, tirant profit de leur éducation à l'européenne et de leurs liens commerciaux avec l'Occident, s'étaient enrichis. Encore au tout début du XXe siècle, des dirigeants arméniens aideraient les Jeunes-Turcs à renverser le pouvoir despotique du sultan Abdülhamid II et à mener à bien la révolution de 1908. Le premier gouvernement jeune-turc aurait même, pendant un temps, un Arménien pour ministre des Affaires étrangères.

Avec le temps, même les peuples musulmans de l'Empire (Turcs, Arabes et autres) furent contaminés par les nouvelles idées européennes : le libéralisme, le nationalisme et le patriotisme.

Ces idées, qui contribuèrent largement à saper le système traditionnel de légitimité et d'allégeance, et donc à déstabiliser l'ordre politique ancien, se présentèrent en deux vagues successives, d'abord d'Europe occidentale, sous la forme du patriotisme, puis d'Europe centrale et orientale, sous la forme du nationalisme.

Dans le monde musulman traditionnel, comme dans la Chrétienté, les nations et les pays possédaient souvent une forte identité nationale et régionale. Les trois principaux peuples du Moyen-Orient musulman, les Arabes, les Perses et les Turcs, étaient conscients et fiers de leur héritage national : de leur langue et de leur littérature, de leur histoire et de leur culture, de leurs traditions et de leurs coutumes, ainsi que de leurs origines présumées communes. Ils étaient également attachés à leur terre natale : l'amour, la fierté et la nostalgie qu'ils ressentaient pour elle sont des thèmes fréquents dans la littérature musulmane. Mais, jusqu'à l'intrusion des idéologies occidentales, ces sentiments ne véhiculaient aucun message politique, et l'idée qu'une nation ou qu'un territoire national pût constituer une entité politique souveraine était inconnue. Pour les musulmans, leur identité s'enracinait dans leur foi et leur allégeance allait au souverain ou à la dynastie qui les gouvernait au nom de cette foi.

Remontant à la Grèce et à la Rome antiques, le patriotisme - entendu non seulement comme l'amour naturel d'un individu pour son pays natal, mais aussi comme un devoir politique et, si nécessaire, militaire dont il doit s'acquitter quand le gouvernement le lui demande - est profondément enraciné dans la civilisation occidentale. En Grande-Bretagne, en France et, plus tard, aux Etats-Unis, deux autres idées vinrent s'y associer : d'une part, l'unification des diverses composantes de la population en une seule entité nationale, d'autre part, la conviction de plus en plus impérieuse que le peuple, et non l'Eglise ou l'Etat, était la seule et unique source légitime de souveraineté. Ainsi en Grande-Bretagne et en France, le patriotisme unifia les nombreux peuples qui y vivaient pour en faire de puissantes nations unifiées.

L'Egypte s'empara de cet idéal patriotique. Plus qu'aucun autre au Moyen-Orient, elle était remarquablement définie par son histoire et sa géographie. Centrée autour d'un grand fleuve et de son delta, elle possédait malgré l'arabisation et l'islamisation, une identité millénaire, ainsi qu'un degré d'homogénéité et de centralisation unique dans la région. Cependant, le patriotisme ne s'installa que lentement et progressivement, et se trouve, encore aujourd'hui, contesté par certains Egyptiens.

A partir du milieu du XIXe siècle, le patriotisme fut suivi et, dans une certaine mesure, supplanté, par une idéologie tout à fait différente : le nationalisme.

Le patriotisme avait rendu d'éminents services en Europe occidentale, où pays, Etat et nation étaient devenus quasiment synonymes. Il en allait tout autrement en Europe centrale et orientale : l'Allemagne était fragmentée en de multiples principautés, l'Autriche-Hongrie tiraillée entre de nombreuses ethnies et l'Empire des tsars qualifiée de "prison des peuples". Dans de pareilles conditions, le patriotisme apparaissait comme un soutien apporté au statu quo - lequel soulevait une opposition de plus en plus déterminée. L'idée de nation ancrée, non pas dans un pays, mais dans une langue, une culture et une origine prétendument commune correspondait beaucoup mieux à l'Europe centrale et orientale. Elle correspondait aussi plus étroitement aux réalités du Moyen-Orient.

Lorsqu'ils pénétrèrent au Moyen-Orient, le patriotisme et le nationalisme trouvèrent l'un et l'autre un écho dans les mouvements libéraux et d'opposition. En général, le patriotisme avait tendance à renforcer l'ordre politique en place et le nationalisme à le subvertir. Pour le patriote prime l'indépendance de son pays (la liberté est individuelle). Pour le nationaliste, l'Etat peut être étranger et oppresseur, le pays et la nation soumis à une domination étrangère ; la liberté signifie la fin de ces aberrations, l'accès à l'indépendance et à l'unité nationale.

Plus ouverts aux nouveautés européennes et se laissant plus facilement persuader que le pouvoir qui les gouvernait était une tyrannie étrangère, les sujets non musulmans de l'Empire furent les premiers à accueillir ces nouvelles idées. Après avoir déstabilisé lemillet grec, le ferment nationaliste finirait par détruire l'Empire ottoman.

En Iran, pays plus éloigné de l'Europe et protégé du choc direct de l'Occident par l'Empire russe et l'Empire ottoman, la pénétration des idées occidentales fut plus lente, plus tardive et plus faible. Les minorités non musulmanes y étaient moins nombreuses, moins prospères et plus soumises. Apparu tardivement en Iran, le patriotisme exerça un attrait irrésistible, y compris sur les dirigeants des mouvements shiites extrémistes opposés à l'Occident, à la modernisation et à la laïcité.

Le 9 Janvier 1853, au cours d'une réception à Saint-Pétersbourg, Nicolas Ier échangea quelques propos avec l'ambassadeur de Grande-Bretagne, Sir George Hamilton Seymour. "Nous avons sur les bras, lui dit-il en parlant de l'Empire ottoman, un homme très malade. Ce serait un grand malheur s'il venait à trépasser, surtout avant que toutes les dispositions nécessaires soient prises." Avec du temps et de la sérénité, ils seraient peut-être parvenus à lui rendre la santé, mais ni l'un ni l'autre ne leur furent accordés.


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3 réactions à cet article    


  • almodis 18 août 2013 19:18

    merci , Archibald , pour cette leçon d’histoire passionnante et complète ; cependant l’idée que « les privilèges et l’inégalité n’avaient jamais acquis le même statut qu’en Europe » demande à être creusée , et vérifiée . 

    puissent être nombreux à lire B.Lewis , tous ceux qui lancent leurs minables certitudes à la face du monde musulman , aveuglés par la haine , pour les uns , mais surtout abrutis par l’ignorance dans laquelle ils se complaisent !

    • almodis 18 août 2013 19:42

      suite et retour vers le présent le plus brûlant : un article de Robert Fisk .



      • almodis 18 août 2013 19:43

        pour quoi le lien vers l’article est il supprimé lorsque l’on passe à message définitif ?


        c’est sur LE GRAND SOIR ;

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