Non, ça cause pas d’amour ( du reste, il a écrit "
il pleut en amour", c’est dire), ou alors celui qu’on noie dans l’alcool. Histoires de
road et de bars, de pick up poussiéreux, de solitude, d’incompréhension, de douleurs et d’angoisses. Brautigan raconte son foutu pays, son pays foutu, l’Amérique la magnifique, l’impossible. Quand on sent que le temps est aux cons et que le vent les pousse. Et qu’il n’y rien à faire contre cela, parce que l’absurde et les cons, on peut pas lutter contre.
Brautigan,(1935-1984, pour les historiens) c’est un personnage. C’est même une galerie de personnages,comme ses écrits et historiettes. Vadrouilleur de grands espaces, romancier, surréaliste, poète, médecin de l’absurde, alcoolique, paranoïaque. Génération de rupture et de déçus, arrosée à la guerre du Vietnam, Woodstock et compagnie. Perte de l’innocence, mythes déboulonnés.
Brautigan est de ce ceux qui tiennent la clef à molette dans ce jeu de massacre , ce mécano à l’envers. Il est démolisseur au cimetière des illusions, dans son Impala 50 ou sa Buick Thundebird. Avec lui, le rêve américain s’effondre, mais le crépuscule est grandiose. Et on sort sur sa terrasse pour voir ça.
=Le style :
Brautigan raconte par morceaux, par éclats de phrases. Des phrases courtes. C’est un peu le genre brèves de comptoir, ou de contoirs : des brèves contées, pas comptées ni escomptées.
Un Jean Carmet qui aurait fait le Vietnam dans sa tête, qu’aurait un gun à la place du stylo, un sombrero sur la tête. Un Carmet américain, surréaliste, alcoolique et paranoïaque.
Mais dont les moments d’accalmie n’excluent pas une grande tendresse, malgré la noirceur.
Surtout de la tendresse pour les chiens, faut le dire…
Brautigan écrit comme il respire, c’est pour cela qu’il laisse beaucoup de blancs entre les phrases, entre les paragraphes. Et il respire mal, donc il lui faut de l’espace. Du coup, ça donne de l’air au lecteur pour lui aérer le cerveau, faire passer le sens et peser le poids du mot. Et, au-delà de la noirceur pure et amère, d’apercevoir le reste en contre-jour : l’humour, la dérision, le sens précis et chirurgical du cocasse, de l’absurdité de la vie.
=L’influence :
Sans qu’on sache s’il l’a lu, Brautigan était un peu le Céline américain, si l’on veut bien oublier la géographie et les dates de naissance. Même matériau, même style novateur, même si pour l’un cela passait par les phrases interminables sans ponctuation, pour l’autre des phrases courtes farcies de virgules, car Brautigan avait du mal à respirer dans cette vie. Ce qui l’a conduit à mettre son 44 Magnum dans sa bouche, tel un Nino Ferrer du Montana.
Bien sur, l’univers renvoie aussi et surtout à John Fante, à Miller, à Bukowski. Peut être peut on même dire que le grand maître américain survivant (Cormac Mc Carthy), a repris un peu de cette "route", avec cependant plus de rigueur et probablement plus de brio.
L’idée de rédemption et l’obsession du silence de Dieu en moins, car Brautigan est plus elliptique là dessus.
En Europe, il sera celui qui fera prendre la plume à Philippe Djian. On ne sait pas si ce fut vraiment une bonne idée (surtout en regard de sa production des 15 dernière années), mais force est de reconnaître que Djian fit œuvre de vulgarisation en France , et a écrit ( un peu) grâce à lui ses trois meilleurs romans, c’est-à-dire les premiers.
Sa peine à sa mort n’est pas feinte, et il l’écrit assez joliment dans "Crocodiles" :
"Je me trouvais à Athènes lorsque j’ai appris la mort de Richard Brautigan. Athènes est une ville que j’adore. Lorsque je suis tombé sur l’article, ma femme achetait des pistaches.(..) J’avais moi aussi le sourire aux lèvres lorsque j’ai appris qu’il était mort, à Bolinas, aux Etats-Unis. Depuis, je ne suis plus le même. Je me réveille la nuit. Et vous non plus, vous n’êtes plus les mêmes, que vous en soyez conscients ou non. Qu’est-ce que tu as ? Ca ne va pas ? me demanda-t-elle. Je l’ai regardé sans dire un mot puis je lui ai tendu le journal, qui s’est refermé avec un bruit d’ailes effrayant(…). Je donnerais dix mille vies pour la vie de Brautigan. J’essaie de vous dire ça en vous regardant en face. Vingt mille. Au fond, je ne m’écoeure pas du tout. Il en tombe des centaines de milliers tous les jours. Est-ce qu’on pense à ses millions de lecteurs, à ces réservoirs de sang neuf qu’étaient mémoires sauvées du vent ou la Vengeance de la pelouse ?(..)J’invitais le gars à partager la bouteille avec moi. Non, il n’avait jamais entendu parler de Richard Brautigan. Je lui expliquai que Brautigan était une des bonnes raisons d’aimer la vie, j’étais à deux doigts d’envoyer un torrent de larmes à travers la pièce mais il me souriait de toutes ses dents (…) Richard Brautigan…j’ai murmuré. Son nom était Richard Brautigan".
Parti crever le décor à 48 ans, Brautigan n’aura fait que passer dans cette vie. Mais pour beaucoup d’autres anonymes, ce fut un passant considérable.
=Morceaux choisis :
-"Quand on habite dans cet hôtel, mourir, c’est gravir un échelon" (1)
- "Il avait dépassé de beaucoup l’age normal de mourir pour un chien, mais il était sur le chemin de la mort depuis si longtemps qu’il s’y était perdu. C’est ce qui arrive à bon nombre de vieilles personnes dans ce pays. Elles deviennent si vieilles et vivent si longtemps avec la mort qu’elles finissent par se perdre quand vient l’heure de mourir vraiment. Ses yeux coulaient avec cette expression humaine qu’ont les chiens quand, après avoir vécu avec les gens trop longtemps, ils finissent par leur ressembler dans ce qu’ils ont de pire". (1)
- "Ils ressemblaient tous à des gens dont on oublie les noms. Ils donnaient l’impression de n’avoir jamais de leur vie reçu d’autres courriers que des factures"(1)
-"Les vieux ont de cette façon de s’approprier les sièges sur lesquels ils finissent leur vie".(1)
-"Les gens ont besoin d’un peu d’amour, et bon Dieu que c’est triste, parfois, de voir toute la merde qu’il leur faut traverser pour en trouver"(1)
-"La vie se résume parfois à une histoire de café, et au peu d’intimité qu’une tasse de café peut créer"(1)
- "Ca m’a laissé vaguement songeur, mais pas très longtemps, parce que j’ai aussitôt réembarqué pour Babylone"(2).
-"Elle dormait, très belle et blondement"(1)
-"C’était un pont de bois qui ressemblait à un ange(1).
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Notes :
(1) Phrases extraites de "la vengeance de la pelouse"
(2) extrait de "un privé à Babylone"
Mini bibliographie par ordre préférentiel :
"La vengeance de la pelouse" 1971, collection 10/18
" La pêche à la truite en Amérique", 1967 chez Christian Bourgeois
"Mémoires sauvées du vent" 1983, Bourgeois
"Un privé à Babylone", 1981 , chez 10/18
-"Retombées de sombrero", 1976 , Bourgeois
"Tokyo-Montana Express", 1981 , Bourgeois
-"Il pleut en amour", 1982, éditions l’Incertain.