Roman feuilleton : les gueules cassées de la mondialisation (chap. 1 et 2)
Le roman feuilleton a quelque peu perdu ses lettres de noblesse. Pourtant si le lecteur d'Agorax Vox accorde sa bienveillante attention à un sujet malheureusement d'actualité depuis des siècles, peut-être, en fonction de sa classe sociale, se divertira-t-il, fera évoluer quelques stéréotypes, aura envie de donner un kilo de riz supplémentaire à la banque alimentaire, d'aider les restos du coeur ou autres associations (elles sont nombreuses et tant mieux), s'il est propriétaire sera plus "coulant" pour louer, s'il vend sur les marchés de fermer les yeux au voleur de pomme, s'il est maire fera la sourde oreille aux doléances des bonnes gens. L'écrivain fait ce qu'il peut. Il n'arrêtera pas le rouleau compresseur de la mondialisation et ne fera pas changer significativement les mentalités.
Mais si chaque jour le thème de SDF sera présent sur un journal en ligne, c'est déjà beaucoup. L'oubli, l'accoutumance et l'indifférence à la misère sont bien le danger qui guette notre société. Danger car qui peut se sentir réellement à l'abri de la rue ? Pense-t-on qu'un état endetté va payer des allocations logements très longtemps ou les maintenir ? Que feront les départements quand les caisses seront vides ?
Le terme "gueules cassées" est pris au vocabulaire de la première guerre mondiale. Les paysans principalement à cette époque s'en prenaient "plein la gueule" et s'ils revenaient étaient meurtris à vie. La guerre économique et financière mondiale ne se fait plus avec des obus ou des mitrailleuses mais n'est pas loin de provoquer les mêmes dégâts et surtout le pire est devant nous (Grèce + disette).
Pour des raisons bien compréhensibles les lieux et personnes ont été autant que possible anonymisés et changés. Il s'agit de montrer une situation générale et pas de mettre des personnes particulières en cause. L'écrivain n'est pas procureur ou journaliste d'investigation).
Chapitre 1 : Le choc de la rue
Le personnage de ce livre, peu importe son nom - il le perdra vite de toute façon au profit d'un numéro d'allocataire - , M. de sexe masculin et d'âge indifférent se retrouvait près de la gare de ...avec quelques euros en poches. Le temps de décembre était froid et humide. Bien que chaudement couvert, il voyait bien que les semaines qui allaient venir ne seraient pas faciles. Il n'avait jamais été SDF de sa vie et ne savait pas ce que c'était que de dormir dehors dans une grande ville. Par contre, il avait confiance dans l'administration qui ne pouvait raisonnablement pas laisser quelqu'un à la rue.
Le froid, toujours ce froid lancinant et un mal de dos dû au sac qu'il avait du porter et un peu trop chargé de livres le fit rentrer dans un bistro pour prendre un café ; "Un express s'il vous plaît" ! Le serveur sans le regarder, machinalement posa une tasse sur la table de Formica et une facturette. 2 euros 20. Bigre : deux jours de travail d'un africain ! Il faut dire que M. avait vraiment beaucoup voyagé, qu'il en avait plein le dos que ça se voyait sur son visage. Il ne pouvait certainement pas être pris pour un de ces frais étudiants du fond de la salle qui parlaient fort avec un français relâché qui le surprit. Le choc du retour s'ajoutait au choc de la rue. Même sa langue maternelle avait changée. Elle s'était affaissée comme s'affaisse un visage avec le temps. Elle ressemblait maintenant à ces poignées de main moites que vous tendent certaines personnes pas très claires. Le oui était devenu mouais, les finales traînaient. Même les visages des français s’étaient brouillés, « adipés ». On sentait des années de bonne petite bouffe et l'apéritif et de nourriture industrielle pas vraiment saine. Mais il faisait chaud et c'est en prenant tout son temps que M., n'ayant plus à porter ce satané sac bu le breuvage de qualité disons moyenne qu'on lui avait servi. Combien de temps serait-il autorisé à rester sans consommer autre chose. Une de ces règles non écrites mais d'airain qui font la charpente d'une culture. 20 minutes, 30 minutes ? En tout cas certainement pas une heure ! 19h30, 10 euros en poche ! Pour avoir l'air de faire quelque-chose, mieux valait prendre un livre dans son sac, vestige d'un passé qui d'aventures en mésaventures, heurs en malheurs l'avait amené là. Avec un livre, il lui semblait qu'on pût rester dix minutes de plus. Puis vint le regard inquisiteur du serveur et la phrase fatidique - - "vous prenez autre chose ?"
non merci dit M. en donnant son billet de 10 euros. Le serveur lui rendit la monnaie dans une coupelle de plastique qu'il posa sur la table puis retourna au comptoir. Il fallait partir.
Un gros effort pour mettre le sac sur le dos et le voici dehors . Dans la gare de ..., il y avait une colonne chauffante et c'était bon de sentir la chaleur sécher un peu les vêtements humides, dérouiller les articulations. Au bout de quelques minutes, on voyait de la vapeur d'eau fumer des vêtements humides et quelques minutes après la chaleur sèche arriver jusqu'au corps. D'autres vagabonds étaient là aussi autour de la colonne. On lui demanda une cigarette. Il répondit qu'il ne fumait pas. Bien que chacun s'occupât de ses affaires et ne se parlât pas, on sentait un brin de fraternité entre compagnons d'infortune. De la compréhension dans les yeux mais pas trop de volonté d'aller plus loin non plus. Des policiers avec des chiens passaient régulièrement. Ils ne semblaient pas s'interesser aux SDF. Ceux-ci faisaient manifestement partie du paysage. Ou ce n'était pas l'heure tout simplement de leur demander leurs papiers et de les embarquer. Puis les "techniciens de surface" passèrent. Il constata une fois de plus qu'il n'y avait pas d'animosité envers les SDF. Ils faisaient partie du décor. ; Le phénomène n'avait pas été enrayé depuis son apparition 10-15 ans auparavant, bien au contraire, le cancer s'était installé, avait fait des métastases. Malgré les cris d'indignation de quelques personnalités, la société semblait avoir renoncé à le résoudre. C'était devenu le point aveugle, le tabou de la société française.
Un africain avait planté un campement devant la gare sur des cartons. Un an après, il y était toujours. Une petite pluie fine tombait dehors, rendant la ville brillante et belle mais pour M. cela signifiait bien autre chose. Après la fermeture de la gare, la seule alternative : se construire un abri de fortune ou appeler le 115.
Se disant que si un service existait, c'est qu'il devait servir à quelque-chose, M composa le 115. "Bonjour vous être au 115. Ne raccrochez pas, vous allez être mis en relation avec nos services. Votre délai d'attente est estimé à 23 minutes. Surtout ne raccrochez pas". 23 minutes ! Ca ferait bien quelques emplois de plus manifestement utiles ! pensa M. prenant son mal en patience et en coinçant le combiné centre son oreille à la manière d'un PDG. 23 minutes d'une musique quelconque et le même français relâché demanda :
« ouais, le 115 , j'écoute".
Bonjour Monsieur, je suis devant la gare ... et je n'ai pas d'endroit où coucher. Pouvez-vous m'aider ?
"Ah elle est bien bonne celle-là ! Tu nous fait une bonne blague ! Je suis sur quelle radio ?"
Non, je vous assure que je ne fais pas partie d'une radio je suis réellement dans la rue sans endroit où dormir.
"Mais ! Si vous pensez qu'on a que ça à foutre ! Trouvez une porte cochère !"
Mais ...
Bip Bip bip ....
La communication était coupée et la perspective d'attendre encore 23 minutes dans le froid pour tomber sur un fumiste pareil n'enchantait pas M. Il restait à passer la nuit dehors.
M avait fait des études universitaires qui enrichissent l'esprit mais peu le porte-monnaie le concernant. Pour lui FAC = pôle emploi n'avait pas été un slogan de manifestation. Pourtant, il savait qu'il ne dormirait que s'il se sentait en sécurité. Un chantier était en route (réfection de quelque-chose) et avec un peu d'habileté, on pouvait construire avec les panneaux métalliques bicolores quatre murs et un toit protégé par une bâche plastique. Une fois fini, ça passait plus ou moins inaperçu dans la pénombre de décembre. Il restait à croiser les doigts, son couteau de chasse à portée de main (on ne sait jamais) ! Après l'épisode du 115, M. n'avait qu'une confiance, disons mesurée dans la rapidité d'action de la police en cas d'agression. Il fallait de sacrées contorsions pour se faufiler sous cet abri mais n'était-ce pas aussi une garantie de sécurité ? Le petit sac comme oreiller le grand comme fermeture, le bonnet de laine et la capuche du blouson polaire, M. n'eut pas froid jusqu'aux 4-5 heures bien connues où la température baisse d'un coup. Réveillé par le froid et les courbatures, il restait à attendre l'ouverture de la gare et de la colonne chauffante. Bof ! ça rend philosophe ces heures passées à ne rien faire ! Une heure de plus ou de moins ! Cela donnait le temps de se demander comment il en était arrivé là.
Chapitre 2 : La directrice
a directrice de catégorie A pleine de suffisance acquise se mit en colère, en faisant tournoyer son index vengeur autour d'elle comme une mouche autour d'une bouse.
Vous allez signer ce contrat, vous allez le signer !!!
« Avec tout le respect que je vous dois Madame la directrice, ceci est impossible. Ce contrat vous autorise à me louer à une autre entreprise sans mon autorisation. Je ne suis pas une chose mais une personne. »
« Ce contrat a été validé par les services juridiques ! Il est légal !!! »
« Bof ! Le droit sépare clairement les choses dont on a la propriété et la personne humaine. Si ce contrat est légal ce qui m'étonnerait, il est illégitime. Je ne signerai pas ce torchon juridique. C'est mon droit le plus absolu. »
La directrice explosa : « Oh mais ça ne se passera pas comme ça ! Vous vous prenez pour qui ? Vous me le paierez ! Vous savez je n'ai qu'à appuyer sur un bouton et vous n'existez plus ! »
« Un fichier liste noire interne à l'entreprise publique pour les employés récalcitrants ? Voici qui devient intéressant ! Il est de quel couleur votre bouton ? »
« Foutez-moi le camp ! »
« Mais c'est exactement ce que je veux ! Avec plaisir Madame la directrice ! »
Le sous-directeur qui chiait dans son froc depuis 10 minutes et qui voyait bien que son avancement allait en prendre un coup puisque c'était lui qui avait fait le recrutement sans signature de contrat préalable supplia l'employé de signer le contrat qui couvrait rétroactivement sa faute professionnelle lourde.
« Nous n'avons personne d'autre en ce moment ! Nous allons perdre des clients ! »
« C'est votre problème et pas le mien. Une entreprise qui veut impliquer ses salariés ne les traite pas comme des serfs ! Ce n'est pas la peine d'insister"
« Alors il sera impossible de vous payer pour les heures que vous avez déjà effectuées chez nous ! », rétorqua-t-il.
L'ordure ! C'était embêtant ça car un procès coûte cher.
« D'accord je signe ». Le contrat fut signé. La directrice exultait.
« Quel est le préavis pour partir ? 2 mois si je lis bien ».
Le sourire se figea instantanément !
« Voici mon préavis ». Et d'écrire sur une feuille blanche en belle lettres « Madame, je vous informe qu'à l'issue du préavis contractuel, je cesserai mes fonctions dans l'établissement que vous dirigez ». Fait à.Date, Signature.
« Foutez-le camp » hurla-t-elle.
« N'oubliez pas de payer les heures qu'on a faites pour vous. Je ne vis pas de l'air du temps ! »
La directrice était devenue rouge tomate tirant sur le violet tandis que sa voix fêlée s'égosillait dans un registre suraigu et métallique.
Elle allait pouvoir doubler sa ration de cachetons en rentrant pour se calmer.
Les mois qui suivirent, on vit de temps en temps passer la directrice dans la rue échevelée, livide au milieu des bourrasques parlant toute seule en direction du siège de l'entreprise. « Ça ne se passera pas comme ça ! Oh ! Ça ne se passera pas comme ça ! »
La bise couvrait déjà sans pitié sa voix, de cette indifférence que la justice peut avoir lorsqu'elle décide de devenir divine.
Pas un des employés ne s'était solidarisé rivalisant au contraire de veulerie et de cirage de pompes. Le statut de vacataire kleenex ou de stagiaire obligé ne favorisant pas, il faut être honnête, le courage, l'indépendance et la solidarité.
Les droits de l'Homme, c'était beau mais ils n'étaient pas acceptés par les magasins à titre de paiement. Il fallu donc bien se résoudre à prendre un aller simple pour la France, la « mère patrie ».
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