Une Autre Fin du Monde est Possible
Une Autre Fin du Monde est Possible
La perspective d’un effondrement systémique de nos sociétés est encore trop souvent caricaturée, y compris par les personnes sensibles aux limites physiques de notre écosystème Terre. De « Comment tout peut s’effondrer » à « L’Entraide, l’autre loi de la jungle », les livres de Pablo Servigne, Gauthier Chapelle et Raphaël Stevens ont le mérite de faire le point et d’éviter à la fois les pièges d’un optimisme aveugle et d’un pessimisme borgne… … Si le sujet de l’effondrement vous préoccupe, le livre « Une autre fin du monde est possible » est un excellent outil pour ne pas sombrer dans la déprime et offre de nombreuses pistes concrètes à explorer…
Loin des clichés survivalistes ou d’un déni scientiste, le livre défend une approche ‘vivaliste’ et opérative pour faire face aux constats préoccupants de notre époque avec humanité, et vivre nos vies en équilibre entre ombres et lumières, entre raison et intuition, entre vie, mort, et renouveau… Après le constat du chaos extérieur, il est indispensable de remettre de l’ordre dans nos pensées et dans nos récits sur le monde, si l’on souhaite prolonger l’Odyssée de notre espèce consciente… Difficile de faire le tri dans mes notes, et j’ai donc fait le choix de vous livrer des passages assez nombreux… Pour bien faire, j’aurais dû recopier les 336 pages du livre...
– Nous ne souhaitons pas voir se prolonger une société violente qui sélectionne les individus les plus agressifs. Vouloir vivre au-delà des chocs, et non simplement survivre aux chocs, c’est déjà commencer la préparation avec une attitude différente, une intention de joie, de partage et de fraternité.
– Un immense défi est face à nous. S’intéresser à ces sujets dans leurs formes scientifiques ou sociologiques comprend un certain risque pour la santé mentale. Quant aux personnes qui prennent cette question à bras-le-corps et en font l’axe central de leur vie, elles sont confrontées (et le seront encore longtemps) à des sollicitations très fortes, aussi bien psychologiques que dans leurs relations aux autres, ainsi que dans leur engagement social et politique.
– Entre la personne prête à l’action et celle qui reste dans le déni, il y a tout un éventail de personnes en difficulté : celles qui traversent physiquement des épreuves catastrophiques, celles qui sentent que quelque chose ne tourne pas rond mais ne trouvent pas les mots (dissonance cognitive faible), celles qui savent mais n’arrivent pas à agir à la hauteur de leurs ambitions (dissonance cognitive aiguë), et celles qui savent et agissent mais s’épuisent ou se découragent.
– À l’étape 1, la personne ne semble pas voir de problème fondamental. Et si problème il y a, c’est qu’il n’y a pas assez de ce qu’il y a déjà : croissance, emplois, salaires, développement, etc.
À l’étape 2, on prend conscience d’un problème fondamental (au choix parmi des thèmes comme le climat, la surpopulation, le pic pétrolier, la pollution, la biodiversité, le capitalisme, le nucléaire, les inégalités, la géopolitique, les migrations, etc.). Ce « problème » accapare toute l’attention de la personne, qui croit sincèrement qu’en le « résolvant » tout redeviendra comme avant.
À l’étape 3, il y a une prise de conscience de plusieurs problèmes majeurs. Les personnes arrivées à ce stade passent leur temps à hiérarchiser les luttes, et à convaincre les autres de certaines priorités.
À l’étape 4 arrive ce qui devait arriver, la personne prend conscience de l’interdépendance de tous les « problèmes » du monde. Tout devient abominablement systémique, c’est-à-dire insoluble par quelques individus ou « solutions » miraculeuses, et inaccessible à la politique telle qu’elle est conçue actuellement. « Les gens qui arrivent à ce stade ont tendance à se retirer dans des cercles restreints de personnes aux vues similaires pour échanger des idées et approfondir leur compréhension de ce qui se passe. Ces cercles sont nécessairement petits, à la fois parce que le dialogue personnel est essentiel à cette profondeur d’exploration, et parce qu’il n’y a tout simplement pas beaucoup de gens qui sont arrivés à ce niveau de compréhension. »
Enfin, à l’étape 5, on change irrémédiablement de point de vue. Il ne s’agit plus d’un « problème » qui appelle des « solutions » mais d’un predicament (une situation inextricable qui ne sera jamais résolue, comme peut l’être la mort ou une maladie incurable), qui invite plutôt à emprunter des chemins de traverse pour apprendre à vivre avec, du mieux possible. On réalise alors que la situation englobe tous les aspects de la vie, et qu’elle nous transformera profondément. Un sentiment d’être complètement dépassé peut apparaître : à la vue d’un entourage désintéressé, d’un système-Monde bien trop inerte, et d’un système-Terre en intense souffrance. Tout ou presque est à remettre en question, ce qui est non seulement épuisant, mais peut couper d’un entourage affectif stable et rassurant. « Pour ceux et celles qui parviennent au stade 5, il y a un risque réel que la dépression s’installe. »
Il y a alors deux manières (non-exclusives) de réagir à cette situation désagréable, commente Chefurka. On peut s’engager dans une voie « extérieure » : la politique, les villes en transition, la mise en place de communautés résilientes, etc. ; ou dans une voie « intérieure », plus spirituelle. Cette dernière n’est pas forcément synonyme d’adhésion à une religion, au contraire. « La plupart des gens que j’ai rencontrés et qui ont choisi une voie intérieure confèrent aussi peu d’utilité à la religion traditionnelle que leurs homologues sur la voie extérieure n’en confèrent à la politique traditionnelle. »
– Spinoza : « Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre »
– Carolyn Baker, « en plus de vous demander ce que vous pouvez faire, demandez-vous aussi qui vous pouvez être ».
– Antoine de Saint-Exupéry : « Nul ne peut se sentir à la fois responsable et désespéré. »
– Pour l’écopsychologue Joanna Macy, « en tant que société, nous sommes coincés entre le sentiment d’une apocalypse imminente et la peur de la reconnaître. Et c’est à cet endroit précis que nos réponses sont bloquées et confuses ».
– Le psychothérapeute et auteur étasunien Francis Weller accompagne des gens depuis des années sur ces chemins douloureux.
‘’J’ai traversé les eaux sombres de la douleur, ce qui m’a amené à toucher ma vie inanimée… Il y a une étrange intimité entre la douleur et le sentiment d’être vivant, comme un échange sacré entre ce qui semble trop lourd à porter et ce qui est le plus délicieusement vivant. C’est à travers ces épreuves que j’en suis venu à avoir une grande foi en la douleur.’’
– Francis Weller et Joanna Macy se rejoignent dans le constat que les deux problèmes majeurs de notre civilisation sont l’amnésie et l’anesthésie. Amnésie car notre société a « tristement converti les rituels de la vie en routines de l’existence ». Nous avons perdu ce que Weller appelle « les communs de l’âme », ces besoins essentiels qui ont nourri les communautés humaines depuis des millénaires. L’oubli de ces langages nous a perdus, désemparés, apeurés… et nous rend paradoxalement beaucoup plus vulnérables face à des pertes. Les conséquences de cette amnésie sont la dépression, l’anxiété et la solitude.
Anesthésie parce que la douleur est alors trop grande et trop difficile à gérer. Nous tentons de combler ces béances par des pansements antidouleur, alcool, drogues, travail, consommation, écran, etc., tout en sachant intimement que nous ne sommes pas faits pour vivre des vies superficielles, résignées et privées de sens. L’anesthésie augmente nos souffrances. « La peine, la douleur, la peur, la faiblesse et la vulnérabilité sont reléguées dans un inframonde, où elles s’enveniment et mutent en expressions caricaturales d’elles-mêmes, souvent accompagnées d’un sentiment de honte. »
– Le diktat du feel good, de paraître positif ou de l’injonction à être heureux met une énorme pression. En ce sens, Weller trouve la peine subversive : « C’est un acte de protestation qui déclare notre refus de vivre engourdi et petit. […] C’est pour cela que la peine est nécessaire à la vitalité de l’âme. Contrairement à nos peurs, la peine est inondée de force vitale. » Comme le dit Joanna Macy, « un cœur qui s’ouvre peut contenir tout l’univers ».
– Francis Weller : « Tout ce que nous aimons, nous le perdrons. » La peine permet de garder le cœur ouvert à l’amour de ce que l’on a perdu. « L’amour et la peine sont sœurs, tissées ensemble depuis le début. Il n’y a pas d’amour qui ne soit pas affecté par la perte, et pas de perte qui ne nous rappelle pas l’amour que nous portons à ce qui a été un jour proche. »
– Weller constate que les choses ont changé : il observe une vraie rupture du déni collectif, selon lui principalement due aux dommages irréversibles que provoque notre civilisation. « Nos expériences personnelles de pertes et de souffrance sont maintenant inextricablement liées aux récifs coralliens mourants, aux calottes polaires en train de fondre, aux langues que l’on réduit au silence, à l’effondrement de nos démocraties, et à l’extinction de notre civilisation. »
– Au fond, la question de l’effondrement agit comme un miroir grossissant de nos ombres et de notre rapport à la mort. Si une personne n’est pas (encore) capable de parler d’effondrement, il ne faut probablement pas l’y forcer. C’est un appel à accepter que chacun.e chemine à son rythme dans ce type de processus.
– Pour grandir et devenir des femmes et des hommes accomplis, nous devons regarder la mort en face ou, comme l’a exprimé le poète soufi Rumi, « mourir avant de mourir ». Rapporté au contexte de l’Anthropocène, cela signifie que « nous devons apprendre à mourir non pas en tant qu’individus, mais en tant que civilisation ».
– Le sociologue allemand Ulrich Beck (1944-2015) était-il optimiste ? Lui qui s’est rendu célèbre pour avoir formalisé une théorie générale du risque global dans les années 1990 avançait que les catastrophes majeures ont la capacité de produire un « choc anthropologique » capable de réorienter les visions du monde et de provoquer un changement politique radical. Il s’agissait donc pour lui de « réconcilier l’émergence de changements positifs à partir des ombres que nous offrent les catastrophes ».
– Voilà typiquement un point sur lequel l’optimiste-plus et le pessimiste-plus se rejoignent. Leur point commun est de ne pas être dans le déni, de voir les problèmes, et d’agir en conséquence. L’un est certes plus focalisé sur les mauvaises nouvelles que l’autre, mais les deux sont bien ancrés dans la réalité. D’ailleurs, si vous ajoutez un peu de bienveillance à cette lucidité, vous obtiendrez la posture collapsologique par excellence : informer des mauvaises nouvelles le plus sereinement et objectivement possible, pour que chacun et chacune arrive à agir au mieux.
Les postures gênantes sont donc le pessimiste-moins (= le boulet ; « Tout est foutu ! ») et l’optimiste-moins (= l’autruche ; « Arrêtez avec vos mauvaises nouvelles ! »). Le premier s’est ouvert à la réalité mais n’a pas (encore) pu se recréer un horizon d’avenir (peut-être est-il coincé dans ses émotions et dans ses ombres), et le second, dans le déni et la peur, n’est peut-être pas encore prêt à ce que les ombres du monde lui montrent les siennes…
– Sénèque, « quand tu auras désappris à espérer, je t’apprendrai à vouloir… »
– « Beaucoup de gens ont peur de ressentir du désespoir, explique Derrick Jensen. Ils craignent qu’en s’autorisant à percevoir le désespoir de notre situation, ils devront alors être constamment malheureux. Ils oublient qu’il est possible de ressentir plusieurs choses en même temps. Je suis plein de rage, de peine, de joie, d’amour, de haine, de désespoir, de bonheur, de satisfaction, d’insatisfaction, et d’un millier d’autres sentiments. »
– Nous avons choisi de transmettre l’élan de vie dont nous sommes nous-mêmes issus et d’avoir confiance en la capacité des humains, en tant qu’êtres vivants, à traverser les tempêtes entre peines et joies, à s’adapter aux situations et à inventer une culture qui soutient la vie.
– Ursula Le Guin :
Tout enfant a besoin de protection et de soutien. Mais il a aussi besoin de vérité. Et il me semble que la seule manière de lui parler de façon honnête et factuelle du bien et du mal est de lui parler de lui : de lui, de son moi intérieur, de son moi le plus profond. Cela reste à sa portée, car après tout, sa tâche principale est de grandir et de devenir lui-même. Il ne pourra jamais y arriver s’il croit que cette tâche est inachevable, ou si on lui donne l’impression qu’il n’a rien à accomplir. La croissance d’un enfant sera ralentie et pervertie s’il est désespéré ou s’il nourrit de faux espoirs, s’il a trop peur ou s’il est excessivement protégé. Pour grandir, il faut être en contact avec la réalité, ce tout dont l’ampleur dépasse l’ensemble de nos vertus et de nos vices. Il faut à l’enfant des connaissances, et la connaissance de soi. Il faut qu’il puisse se voir tel qu’il est, et voir l’ombre qu’il projette. Car il est capable d’affronter sa propre ombre, il peut apprendre à la contrôler et à se laisser guider par elle. Tout ceci, afin que, ayant grandi en force, ayant accepté les responsabilités sociales de l’adulte, il soit moins enclin à tout abandonner par désespoir ou à nier ce qu’il voit, quand il sera confronté au mal qui sévit en ce monde, aux injustices, aux chagrins, aux souffrances que nous devons tous endurer, et à l’ombre finale qui viendra tout clore.
– « Nous ne voyons pas les choses comme elles sont, nous les voyons comme nous sommes. » Ancien proverbe talmudique cité par Anaïs Nin
– Antoine de Saint-Exupéry : « Quand tu veux construire un bateau, ne commence pas par rassembler du bois, couper des planches et distribuer du travail, mais réveille au sein des hommes le désir de la mer grande et belle. »
– Dès 1985, voyant que les catastrophes n’avaient pas le même rythme (rapide) que les progrès scientifiques (lents), Soulé souleva alors une question épistémologique fondamentale. « Désormais, disait-il, il faut agir avant de connaître tous les faits ; les disciplines de crise sont donc un mélange de science et d’art, et leur poursuite exige de l’intuition ainsi que de l’information. »
Autrement dit, si nous attendons de tout savoir avec la plus grande objectivité avant d’agir, nous serons condamnés à assister impuissants au déroulement de l’Anthropocène depuis les fenêtres des paisibles laboratoires.
– Edgar Morin : « Voilà ce qu’est l’histoire : des émergences et des effondrements, des périodes calmes et des cataclysmes, des bifurcations, des tourbillons, des émergences inattendues. Et parfois, au sein même des périodes noires, des graines d’espoir surgissent. Apprendre à penser cela, voilà l’esprit de la complexité. »
– Kingsnorth : « Des siècles d’hubris obstruent nos oreilles comme des bouchons de cire ; nous ne pouvons pas entendre le message que la réalité nous hurle. »
– Bruno Latour dans son livre Nous n’avons jamais été modernes, montre que la science n’est pas l’activité pure et désintéressée qu’elle prétend être. Il y a un écart entre les pratiques des acteurs (notamment scientifiques) et leur manière d’en rendre compte. Les Modernes affirment officiellement séparer les faits et les valeurs, alors qu’ils ne cessent de les mélanger officieusement. « Une des étrangetés de l’époque moderne, c’est d’avoir eu une définition si peu matérielle, si peu terrestre, de la matière. Elle se vante d’un réalisme qu’elle n’a jamais su mettre en œuvre. Comment appeler matérialistes des gens capables de glisser par inadvertance dans une planète à + 3,5 °C ou qui infligent à leurs concitoyens d’être des agents de la sixième extinction, sans même qu’on s’en aperçoive ? »
– Pour l’anthropologue Arturo Escobar, les piliers de l’ontologie moderne sont : « l’individualisme, la croyance en la science, en l’économie et en la réalité, incarnés dans une volonté expansionniste de développement à l’échelle planétaire ».
– Pour l’historien Christophe Bonneuil, nous vivons donc une « radicalisation d’une guerre des mondes » entre Modernes et Terrestres, entre ceux qui pensent que la terre est leur propriété à moderniser et ceux qui savent appartenir à la Terre et composent de nouveaux liens entre humains et avec les autres qu’humains sur les territoires en lutte.
– John Seed : « Nous ne défendons pas la forêt, nous sommes la forêt qui se défend. »
– Vandana Shiva : « Au lieu d’envoyer ses Robocops, le gouvernement français devrait envoyer ses jeunes sur la ZAD, pour leur apprendre à vivre dignement, en paix avec la terre. Pour devenir des personnes créatrices de leur propre existence, et non des consommateurs et consommatrices ou des personnes jetables. »
– David Graeber : « Le système s’effondre tout autour de nous précisément au moment où de nombreuses personnes ont perdu la capacité à imaginer qu’autre chose puisse exister. »
– Viktor Frankl (1905-1997), médecin psychiatre et neurologue, a vécu l’horreur des camps de concentration durant la Deuxième Guerre mondiale, puis, à partir de son expérience, a fondé la logothérapie, persuadé que « lorsqu’on trouve un sens aux événements de sa vie, la souffrance diminue et la santé mentale s’améliore ». Dans les camps, la longévité d’un prisonnier était directement affectée par la manière dont il imaginait son futur. « Il fallait que nous changions du tout au tout notre attitude à l’égard de la vie, écrit-il. Il fallait que nous apprenions par nous-même et, de plus, il fallait que nous montrions à ceux qui étaient en proie au désespoir que l’important n’était pas ce que nous attendions de la vie, mais ce que nous apportions à la vie. Au lieu de se demander si la vie avait un sens, il fallait s’imaginer que c’était à nous de donner un sens à la vie à chaque jour et à chaque heure. »
– Le transhumanisme est-il autre chose que le point de non-retour de cette coupure avec le reste du monde par la création d’êtres hybrides irréversiblement dépendants d’un système socio-politico-technique (les transnationales), lui-même accro au pétrole et aux terres rares ?
– L’écrivain qui utilise les antiques archétypes des mythes et des légendes, ou ceux, plus récents, de la science et de la technologie, analyse Le Guin, dit peut-être quelque chose de tout aussi pertinent qu’un sociologue (et il le dit beaucoup plus directement) sur la vie humaine telle qu’elle est vécue. Après tout, comme nous l’ont affirmé les plus grands scientifiques, et comme le savent tous les enfants, l’imagination permet mieux que tout de percevoir, de compatir, et d’espérer.
– Nous goûtons à ce sentiment de vivre un moment décisif de l’Histoire, mais aussi à celui de nous sentir vulnérables et fragiles. Cela nous reconnecte à la fois à quelque chose qui nous dépasse et à notre statut de mortel.
– Joanna Macy et sur son récit qu’elle appelle le « Changement de Cap » (The Great Turning).
Pour elle, trois grands récits sont actuellement en train de se disputer. Celui du « Business as usual », selon lequel des innovations technologiques bien pensées devraient apporter des « solutions » aux « problèmes » ; celui du « Grand Naufrage » (Great Unravelling) qui conduirait à une quasi-extinction de notre espèce et de la vie sur Terre (une version archétypale d’un effondrement apocalyptique) ; et enfin celui du « Changement de Cap », qui nous permet de nous réorienter collectivement vers une « société qui soutienne la Vie ».
Macy nous invite à penser l’époque que nous vivons comme le début d’une troisième grande révolution, après celle de l’agriculture et de l’industrie qui ont duré des décennies, voire des siècles pour la première. Cela suppose une transformation plus rapide que les précédentes révolutions et quelque chose de plus profond qui implique non seulement de choisir les techniques et les institutions que nous voulons mais aussi de repenser qui nous sommes, ce dont nous avons réellement besoin, et comment nous interagissons entre nous et avec l’ensemble du vivant.
Ce récit fait de nous des acteurs de notre génération, et des responsables des générations à venir. Les deux premiers récits pourraient se réaliser si nous choisissons de ne pas agir (soit « parce que c’est foutu », soit parce que les autres s’en chargeront à notre place). Le récit du Changement de Cap est celui d’un choix conscient qui fait appel à la créativité et à l’imagination. C’est un récit qui donne du sens et qui relie le nombre croissant de personnes conscientes des enjeux globaux.
Cependant, ce Changement de Cap ne doit pas être vu comme une garantie d’évitement des souffrances. Ce n’est pas pour rien que, ces derniers temps, Joanna Macy nous encourage à travailler sur nos bonnes relations entre humains en prévision des « temps difficiles ». Voilà qui permet d’intégrer que le Changement de Cap inclura très certainement une phase d’effondrements, et pourra même s’en nourrir pour libérer toute la créativité nécessaire à l’émergence de nouveaux mondes.
– Ainsi naît en 2009 le Dark Mountain Project, un « mouvement culturel pour une ère de bouleversement global », animé par un réseau d’écrivains, d’artistes et de penseurs qui réunit aujourd’hui tout autour du globe des milliers de personnes enthousiastes exprimant un réel sentiment de soulagement. Toutes ont en commun d’avoir cessé de vouloir « sauver la planète » et souhaitent forger une nouvelle façon d’imaginer le futur. Avec le recul, Kingsnorth explique qu’« accepter cette réalité n’entraînait pas le désespoir, comme certains l’ont suggéré, mais un grand sentiment d’espoir. Une fois que nous cessons de prétendre que [l’effondrement] ne peut pas arriver, nous sommes libérés pour réfléchir sérieusement à l’avenir ».
Il le reconnaît, cette posture aurait semblé hérétique il y a quelques années, mais elle ne l’est plus. Il remarque aussi une véritable prise de conscience de l’incapacité de la société à répondre aux « crises » qu’elle a engendrées. « Ensemble, nous pouvons le dire haut et fort… la planète n’est pas en train de mourir, mais par contre, il se peut que notre civilisation le soit et, ni la technologie verte ni les achats éthiques ne vont empêcher un grand crash. »
– La découverte du travail de Joanna Macy a été décisive. (…) À partir des années 1980, sur le terrain des luttes antinucléaires, elle prend conscience que, sans introspection, les activistes (qui veulent changer le monde) sont très souvent pris au piège des habitudes et des croyances de leur inconscient et de celui du public, ce qui peut facilement entraîner des stratégies inefficaces, de l’intolérance, des luttes d’égos, des désordres émotionnels, du cynisme et de l’épuisement.
– Carl Gustav Jung : Aucun arbre ne peut pousser jusqu’au paradis sans que ses racines n’atteignent l’enfer.
– Sébastien Faure, pédagogue anarchiste du début du XXesiècle remarquait déjà il y a plus d’un siècle : « Ainsi, ce qu’on sème, par le classement, c’est : chez les premiers, la vanité, la présomption, le mépris des inférieurs, l’arrivisme quand même ; chez les derniers, l’envie, le découragement, le dégoût de l’effort, la résignation. »
– Carolyn Baker, « il est important de connaître ses voisins, pas seulement pour des questions de sécurité, mais pour savoir ce que nous pourrions leur apporter et qu’ils n’oseraient jamais demander. Êtes-vous certains que vos voisins mangent à leur faim ? »
– Aldo Leopold : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la beauté et la stabilité de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse. »
– Monica Gagliano : « La recherche scientifique émergente a révélé que les plantes montrent tous les indicateurs traditionnels de la sentience (la capacité à ressentir). Cela jette le doute sur l’utilité de la division rigide traditionnelle faite entre les plantes et les animaux. »
– Pour retracer l’histoire de l’apparition de la vie, ramenons ces 4,5 milliards d’années à une année calendrier. Si la Terre s’est formée le 1er janvier, la vie n’est apparue que le 26 février. Les bactéries ont ouvert le bal, en commençant à se reproduire, à se manger, à collaborer, à se différencier en espèces innombrables, bref à tout inventer pour coloniser les différents milieux. Ce sont ces mêmes bactéries qui progressivement établiront des alliances avec toutes les espèces de plantes, d’animaux, de protistes et de champignons, et qui restent encore aujourd’hui la forme de vie dominante 3,8 milliards d’années plus tard (ce qui, contrairement aux idées reçues, est largement à notre avantage).
Le 3 avril, il se passe quelque chose de décisif : l’apparition de la photosynthèse. Cette faculté extraordinaire d’utiliser la lumière du soleil pour assembler les briques de base du vivant à partir d’eau et de gaz carbonique va mettre à disposition de tous une source d’énergie gigantesque, et transformer la face de la Terre. L’oxygène libéré deviendra ensuite le comburant de la respiration, ce processus (une autre innovation bactérienne) qui permet de tirer profit de l’énergie solaire emmagasinée par les végétaux.
Il faut attendre le 24 septembre pour observer l’apparition des premiers organismes multicellulaires. Le 22 novembre, presque deux mois plus tard, les premières plantes se répandent sur la terre. Les premières forêts s’épanouissent à partir du 1er décembre, ce qui accélère la diversification des animaux. Le 6 décembre voit apparaître les premiers reptiles, et le 14 décembre les premiers mammifères. Les primates émergent le 25 décembre, suivis par Homo sapiens le 31 décembre à 23 h 23.
La révolution industrielle, celle qui nous préoccupe tant (et qui a donné naissance à la culture dont une majorité d’entre nous se revendique) représente la toute dernière seconde de cette année cosmique. Cette seconde, même si c’est celle qui nous a vus naître, n’a de sens qu’à la lumière de tout ce qui a précédé, de toute notre histoire commune avec la Terre et avec tous les êtres et les ancêtres depuis les premiers assemblages de molécules.
Ce récit permet de revoir entièrement notre manière très anthropocentrée de raconter l’Histoire (avec un grand H mais dans une petite seconde). Il permet aussi de contribuer à faire tomber ce mur entre culture et nature dressé entre nous et les autres qu’humains. Il s’agit de l’histoire de notre appartenance à une grande famille dont nous sommes dépendants et dont nous sommes devenus mutuellement interdépendants. Voir ces photos de famille, et ce petit film en accéléré, peut provoquer émerveillement et humilité, nostalgie et apaisement, et aider à élargir notre membrane, notre sens de l’identité, et donc contribuer à changer notre vision du monde.
– Quand les chefs de la Ligue des six nations se retrouvaient en Grand Conseil, explique l’auteur iroquois Doug George-Kanentiio, ils commençaient par réciter « une prière au Créateur à travers laquelle les Iroquois remerciaient collectivement et se voyaient rappeler leurs responsabilités envers la prochaine génération et le monde naturel ». Gratitude et humilité. Dans leurs décisions publiques et privées, ils s’assuraient de respecter leurs successeurs de la septième génération. « Cela signifie que notre leadership était mandaté pour promulguer les lois qui protégeront les droits de nos enfants dans deux cents ans. »
– Dans les documentaires décrivant ce phénomène, The Overview Effect et sa suite Planetary, le réalisateur Guy Reid montre que ce sentiment d’extase bouleversant peut aussi être ressenti par les terrestres à travers des expériences spirituelles puissantes. Ce qu’ont ressenti ces personnes s’apparente à ce que le Prix Nobel de littérature Romain Rolland (1866-1944) appelait le « sentiment océanique », un sentiment d’unité avec l’univers, de fusion avec le « Grand Tout », de connexion avec quelque chose qui nous dépasse. Malgré notre formation scientifique (et plutôt antireligieuse), il nous est arrivé au cours de nos expérimentations « sauvages » d’avoir contacté un ressenti similaire : profond sentiment d’humilité et de respect, frissons de plénitude, sérénité, confiance, ouverture, simplicité évidente et retrouvée, etc.
– Voilà aussi une raison pour cultiver la beauté. Ce n’est nullement un luxe réservé aux artistes, c’est même paradoxalement un indispensable pour les temps qui viennent, un gage de connexion, une boussole. Et cela rejoint les mots de l’écrivain Alain Damasio, connu pour ces grands romans de science-fiction : « Je trouve que le système libéral est d’une extrême laideur. Je crois aux liens, je crois que ce sont les liens qui nous “empuissantent”. Je crois que ce sont les liens qu’on tisse avec l’extérieur, avec les animaux, avec la forêt, avec les autres qui font que notre liberté s’accroît en réalité. »
– Heureusement, poursuit Joanna Macy, « que notre monde soit en crise – au point de remettre en question la possibilité d’une vie consciente sur Terre – ne diminue en rien l’émerveillement du moment présent ». Car le grand secret est le suivant : la gratitude ne dépend pas de nos circonstances extérieures, elle s’apprend et s’améliore par la pratique.
– Daniel Bourg : La spiritualité est une « réalité plus fondamentale et universelle que les religions » (…) La spiritualité « relève de la relation entre le système et ce qu’il n’est pas, son dehors », autrement dit le sacré. (…) « le consumérisme est […] la spiritualité correspondant à la religion de la croissance »
– Cet état malsain de notre psyché collective est ce que le chercheur en psychologie et psychothérapeute Bill Plotkin (il se dit « psychologue des profondeurs ») nomme la « patho-adolescence » :
Dans les sociétés occidentales actuelles, outre la rareté de la véritable maturité, de nombreuses personnes d’âge adulte souffrent de diverses pathologies adolescentes – insécurité sociale invalidante, confusion identitaire, estime de soi extrêmement faible, peu ou pas de compétences sociales, narcissisme, cupidité implacable, développement moral arrêté, violence physique récurrente, obsessions matérialistes, peu ou pas de capacité d’intimité ou d’empathie…
– Un adulte sait qu’il y a la mort, et qu’il y a toujours des moments difficiles à traverser. Un patho-adolescent ne veut pas en entendre parler.
– L’initiation joue aussi ce rôle de nous forcer à aller à l’essentiel, tout comme le fait (de manière plus violente) l’expérience d’une maladie grave, d’un accident ou de la proximité de la mort. On découvre une paix en soi, un calme profond. On commence sa deuxième vie.
– L’un des principaux bénéfices d’une initiation est de nous confronter à ce que Jung nommait les ombres, c’est-à-dire tous les aspects de nos vies qui nous semblent inacceptables, tout ce qui est réprimé ou dénié. S’obliger à aller les voir, les mettre en lumière, est difficile mais nécessaire pour éviter qu’elles ne viennent nous envahir sous une forme refoulée, bien plus difficile à vivre.
La finalité de ce travail n’est pas de détruire nos ombres, mais d’apprendre à vivre avec, à danser avec elles. « Il s’agit ici de connaître la peur, explique la bouddhiste Pema Chödrön, de se familiariser avec elle, de la regarder droit dans les yeux – non pour en faire un moyen de résoudre les problèmes, mais pour abandonner complètement nos anciennes façons de voir, d’entendre, de sentir, de goûter et de penser. Il faut savoir que dès qu’on commence vraiment à agir ainsi, on ne cesse jamais d’apprendre l’humilité ». Le courage n’est donc pas ce qui sert à combattre les autres, mais à apprivoiser ses propres ombres. Chez les hommes, c’est le propre du nouveau guerrier, le nouvel initié. « S’il apprend à gérer son ombre, dit Jung, il a accompli quelque chose de réel, pour le bien du monde. Il a réussi à assumer au moins une part infinitésimale des problèmes sociaux gigantesques et irrésolus de notre temps. »
– Carolyn Merchant, philosophe écoféministe et historienne des sciences, montre que Bacon utilise, pour décrire la méthode scientifique, le vocabulaire de la violence, de la contrainte et même de la torture : « Les secrets de la nature se révèlent plutôt sous la contrainte des expériences que lorsqu’ils suivent leur cours naturel. » À cela s’ajoutent les métaphores sexuelles : « Pour lui arracher la vérité, on peut violer la nature, comme on violente une femme. » Il appelle aussi les hommes à conquérir la Terre comme le ventre d’une femme : « La nature est une femme publique, écrivait-il. Nous devons la mater, pénétrer ses secrets et l’enchaîner selon nos désirs. » La démarche scientifique, pour Bacon, s’apparente donc à un interrogatoire de sorcière : il faut la forcer à nous livrer ses secrets. Voilà une ombre terrible pour la science moderne, que l’on s’est bien gardé de nous enseigner dans nos cours de philosophie.
Cet acharnement contre les femmes est aussi en lien avec l’essor du capitalisme. Dans son livre Caliban et la Sorcière, Silvia Federici rappelle que la « chasse aux sorcières a eu lieu en même temps que la colonisation et l’extermination des populations du Nouveau Monde, les enclosures anglaises, le début de la traite des esclaves, la promulgation des Bloody Laws contre les vagabonds et les mendiants ». Pour se développer confortablement, le capitalisme a eu besoin de plusieurs conditions : se débarrasser d’une vision trop personnifiée de la nature (en effet, comment tuer ou violer sa propre mère nourricière ?), détruire l’autonomie des communautés villageoises (les vieilles femmes étaient souvent celles qui guérissaient, aidaient aux accouchements et aux avortements), s’accaparer les terres paysannes (par les enclosures : l’abolition des droits coutumiers de gestion des biens communs entre paysans), et développer une pensée froide et calculatrice intolérante à toute autre forme de pensée.
– Ainsi, le masculin et le féminin, à la manière du Yin et du Yang dans la pensée chinoise, regroupent des qualités en deux polarités que nous portons toutes et tous en nous.
– Pour schématiser, on trouve dans le féminin : l’intuition, le mystère, l’ouverture, l’intériorité (les émotions), l’inclusion, la puissance qui prend soin, qui fait des liens et synthétise, qui accueille (en excès, ça devient la grande fusion), la coopération, le partage du territoire, etc. Pour le féminin, le thème central de la création est l’interdépendance. La réalité est vivante et peut être appréhendée de plusieurs façons. Nous sommes les gardiens de la terre et de toutes les formes de vie.
Dans le masculin, on trouve alors : la raison, la parole, la fermeture, la vie extérieure (l’action), l’exclusion, la puissance qui protège, qui donne du sens, qui tranche, qui analyse, qui sépare quand il le faut (en excès, ça tourne à l’agressivité et à la violence), la compétition et la défense du territoire. Le thème central de la création est la séparation. L’esprit logique est la seule façon de connaître la réalité, et cette dernière est mécanique. La nature est séparée de nous, et nous pouvons en disposer.
– Cette dimension archétypale, loin d’essentialiser le masculin et le féminin, prend tout son sens lorsque nous comprenons que ces polarités ne s’opposent pas.
– À la vue des tempêtes à venir, beaucoup craignent de voir revenir chez les hommes les réflexes de domination et de violence, en particulier envers les femmes. C’est une peur justifiée, car ces archétypes ressortiront d’autant plus facilement que les blessures n’auront pas été reconnues et guéries collectivement, et que nous continuerons à mettre ces ombres sous le tapis. À nous donc, toutes et tous, de grandir individuellement et collectivement pour anticiper ces résurgences d’ombres, et pour en diminuer les effets néfastes.
– Pour le cofondateur du ManKind Project (MKP), Bill Kauth, c’est tout simplement le « début de la guérison d’une blessure vieille de cinq mille ans entre hommes et femmes ».
– Quant à nos enfants, pour trois quarts d’entre eux, leur temps de jeu en plein air est moins élevé que celui accordé aux détenus de nos prisons.
Qui sait nommer les plantes qui poussent sur le trottoir d’en face, ou dire quand aura lieu la prochaine phase de lune descendante ? Qui est capable de localiser cinq espèces de champignons vivant dans les environs ? Quelles espèces d’oiseaux migrateurs avez-vous déjà vues cette année ? À quand remonte la dernière fois où vous avez parlé à un arbre ? Plongé votre corps dans une eau non chlorée ? Pris un insecte dans votre main ? Dormi à la belle étoile ?
Si, comme beaucoup, vous ne savez pas répondre à la plupart de ces questions, vous vivez peut-être ce que l’écologue et écrivain Robert M. Pyle, nomma en 1993 l’« extinction de l’expérience » ou la perte des liens directs et réguliers avec le monde vivant. Mais la perte de ces liens n’est pas qu’une question philosophique, c’est aussi une question de santé.
– Notre bien-être personnel est étroitement lié à la découverte de ce que Bill Plotkin appelle notre « âme sauvage » (wild soul). « Chaque être humain entretient une relation unique et mystique avec le monde sauvage, écrit-il. La découverte consciente et la culture de cette relation sont au cœur de la véritable vie adulte. »
– La réponse à la peur n’est pas l’espoir ni l’optimisme, mais le courage. Nous ne sommes pas sûrs de traverser ces tempêtes en restant indemnes, mais nous n’avons pas le choix, il faut nous mettre en mouvement. De plus, il n’y a pas d’autre alternative que de faire l’apprentissage de la perte, de la peine et du deuil. Il ne s’agit pas de rechercher ni de cultiver ces émotions dites « négatives » comme la peur, la colère, la tristesse ou le désespoir, et encore moins de se complaire dedans, mais simplement de les accueillir si elles arrivent, de les partager afin de retrouver un peu de paix, de joie et de plaisir d’être ensemble. Les mettre sous le tapis, au contraire, en se concentrant uniquement sur les aspects « positifs » d’une hypothétique transition, nous paraît être la meilleure recette pour se reprendre un coup de grisou au moment où nous ne l’attendrons pas. Comme le rappelle sagement le philosophe britannique Peter Kingsley, « il est impossible d’atteindre la lumière en sacrifiant l’obscurité ».
– De nombreux penseurs, rappelle le philosophe et vétéran de la guerre d’Irak, Roy Scranton […] ont fait valoir que philosopher, c’est apprendre à mourir. Si cela est vrai, alors nous sommes entrés dans l’âge le plus philosophique de l’humanité – car c’est précisément le problème de l’Anthropocène. Le problème est que maintenant nous devons apprendre à mourir non pas en tant qu’individus, mais en tant que civilisation.
– La question de l’effondrement est un miroir grossissant de nos ombres et de notre peur de la mort. Ainsi, reprend Paul Chefurka, « peut-être que tout ce qu’il reste à faire est de grandir, jusqu’à devenir plus grand que la douleur ». Accepter la mort (la fin de notre monde) c’est se donner l’occasion de bien vivre ce qui nous reste à vivre, c’est-à-dire paradoxalement de s’ouvrir à des chances de créer autre chose. Il nous reste donc à apprendre à bien mourir… mais nous avons toute la vie devant nous !
– Pour l’artiste et éducateur Martin Prechtel, la « véritable initiation est impossible tant que le monde moderne ne se sera pas abandonné à la douleur de ses origines et n’aura pas recherché une vraie compréhension du sacré. Une relation tangible avec le divin doit être trouvée : une relation aux rites qui nourrissent activement les forces invisibles derrière toute vie visible ».
– Tout cela ne nous vaccinera pas contre un avenir catastrophique, cela nous permettra en revanche de le vivre de manière moins catastrophique. Cela nous fera mûrir, et si nos cœurs grandissent, ils deviennent disponibles pour ce grand travail d’amour et de don. C’est ce que Francis Weller appelle l’activisme de l’âme (soul activism).
– D’aucuns nous diront irrationnels ou mystiques, ce que nous pouvons entendre. Mais d’un autre côté, oppose Bruno Latour,
Comment prendre pour « réaliste » un projet de modernisation qui aurait « oublié » depuis deux siècles de prévoir les réactions du globe terraqué aux actions humaines ? Comment accepter que soient « objectives » des théories économiques incapables d’intégrer dans leurs calculs la rareté de ressources dont elles avaient pourtant pour but de prévoir l’épuisement ? Comment parler d’« efficacité » à propos de systèmes techniques qui n’ont pas su intégrer dans leurs plans de quoi durer plus de quelques décennies ? Comment appeler « rationaliste » un idéal de civilisation coupable d’une erreur de prévision si magistrale qu’elle interdit à des parents de céder un monde habité à leurs enfants ?
– On peut schématiser la vie par le passage de deux seuils : le premier, qui fait passer de l’enfance à l’adolescence, représente l’effort à faire pour sortir de la dépendance (« vivre de ») et trouver son indépendance (« vivre sans »). Du point de vue d’un effondrement, ce serait typiquement la phase survivaliste, qui bâtit les moyens de sa propre subsistance, son autonomie, hors du cadre de l’État et de la société industrielle.
« L’indépendance est plus fonctionnelle que la dépendance, mais elle a ses limites, fait toutefois remarquer Carolyn Baker. Personne ne peut stocker assez de nourriture pour tenir jusqu’à la fin de ses jours. Il faudra un jour ou l’autre transcender l’indépendance. » Alors arrive le second passage, lorsqu’on se rend compte que l’indépendance n’est qu’une illusion et que tout est interdépendance (« vivre avec »). Il s’agit symboliquement du passage à la vie adulte : la découverte de la finitude et de la vulnérabilité, des liens (qui libèrent) avec tous les autres, et de l’autolimitation. « Pour certains, particulièrement ceux que l’indépendance rassure, l’interdépendance représente un défi et peut même être menaçante émotionnellement. Raison de plus pour la cultiver plus tôt que trop tard. » Du point de vue de l’effondrement, ce stade, qui est le cœur de notre livre, pourrait finalement s’appeler le vivalisme.
– Comment réinterpréter les luttes et les enjeux à la lumière du front qui se dévoile entre les terrestres et militants de l’extrême moderne, c’est-à-dire entre ceux qui défendent des territoires de création des communs et de régénération du vivant, et ceux qui continuent à détruire les bases communes de notre subsistance ?
– Voilà où nous en sommes. La fin de ce monde annonce de grands décloisonnements et des alliances improbables. Qui ne comprend pas cela, qui s’en offusque, ou qui ne le souhaite pas, se prive de pans entiers de la vie. C’est-à-dire, en premier lieu, de la survie.
– À quoi l’espèce humaine peut-elle bien servir parmi toutes les autres espèces ? Quel est son rôle dans la chaîne du vivant ? Les scientifiques qui étudient les écosystèmes mettent en lumière l’interdépendance des organismes minéraux, végétaux, animaux, microbiens… Tous ont une fonction participant à créer et à maintenir une forme d’équilibre dynamique. Nous seuls, en tant qu’espèce, avons trouvé le moyen de rompre cette belle mécanique, à notre profit immédiat. Si l’on dresse un bilan de ce que notre espèce a pu apporter aux règnes animaux et végétaux, il penche très certainement en faveur de la destruction. À tel point que nous mettons désormais en péril notre propre survie. Pourtant nous faisons intégralement partie du vivant, c’est un fait. Nous devrions donc avoir une partition à jouer. Je ne peux pas croire que nous existions uniquement pour détruire et disparaître. Nous sommes une espèce très spécifique : des mammifères doués de conscience, de langage qui, grâce à ces qualités, peuvent engager la coopération de millions d’individus pour réaliser des prouesses. Comment mettre ces qualités au service de la restauration des écosystèmes et d’une nouvelle alliance du vivant, incluant l’être humain ?
Répondre à cette question constitue pour moi l’enjeu premier des années à venir.
Source :
https://unmultiple.wordpress.com/2020/01/11/une-autre-fin-du-monde-est-possible/
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