L’onde de choc

Le sable ne les effraie plus.
Je passe quelques jours en compagnie de la multitude estivale. Non pas que j’y prenne plaisir : je fuis la plage et les corps alanguis, les vagues et les rouleaux. Je vis en marge d’une société à l’horizontale, crémée et bronzée à souhait. J’observe parfois à distance ce monde étrange, ce monde oisif et heureux. Il faut de tout pour faire un monde et il me semble assez curieux que les moutons préfèrent désormais le sable aux jolies prairies de nos campagnes.
Mais tel n’est pas là le sujet principal de mon étonnement. Le mouton ne bêle plus, le mouton ne vient plus sur la plage équipé d’un transistor survitaminé pour imposer à tous sa musique assourdissante. Non, le mouton a évolué vers une intériorité qui le coupe du monde de ses proches, de ses voisins pour être en permanence en communication avec l’ailleurs.
Le téléphone portable tient lieu désormais de crème solaire, de serviette et de livre de l’été. C’est un tout-en-un : l’indispensable compagnon de route et de sable, le tout-terrain de l’indifférence aux autres. Les moutons sont en groupes, forment cercle et chacun est plongé dans son écran, loin des autres pourtant si proches, si proches de tous ceux qui sont restés au loin. L’ailleurs est toujours avec eux et l'ici n’a désormais plus de sens.
Les moutons ne bêlent plus, ils pianotent : le pouce agile court sur un clavier imaginaire. Ils communiquent en langage codé et en oublient de se parler entre eux. Drôle de sensation que ces gens côte à côte qui s’ignorent et feignent de ne se préoccuper que d’amis restés loin d’eux. Je redoute le monde qu’ils sont en train de construire : un monde d’indifférence et de mépris.
Hier soir, le ciel promettait un joli coucher de soleil. J’eus envie d’assister à ce spectacle dont je ne me lasse pas. Je reconnais céder aux clichés et à ce plaisir d’un autre temps. Les archaïques sont ainsi faits qu’ils ne songent pas à partir à la chasse aux Pokémons et préfèrent jouir des merveilles de la nature ; on ne peut se refaire.
J’arrivai sur les lieux de la représentation céleste. Une douzaine de personnes avaient pris place sur les fameux escaliers qui dominent la dune. En rang d’oignon, ces gens devaient être là pour le spectacle à venir. Que nenni, ils étaient tous penchés sur leur écran, sans exception aucune. Ils étaient de tous âges, de toutes origines mais tous unis dans cette contemplation étrange d’un écran minuscule alors que le ciel s’embrasait devant eux. Pauvre monde en perdition, pauvres gens sans émotion ! Je ne savais plus ce qu’il fallait admirer ou bien détester dans cette scène hallucinante.
À l’instant fatidique du plongeon de l’astre solaire dans le néant du lointain, ils daignèrent tous sortir de leur frénésie communicante pour immortaliser l’instant et l’envoyer immédiatement aux autres, les lointains, qu’il fallait faire bisquer. L’admiration n’a de sens que si elle permet de transmettre un message, de montrer à tous que le mouton broute une herbe plus belle et plus grasse. Puis, l’envoi du cliché attestant de son présent illusoire effectué, chacun de replonger les yeux sur ce petit appareil diabolique.
Le lendemain matin, je tentai de tremper les pieds dans les vagues, profitant de ces heures matinales où la multitude est encore en sommeil. Malgré tout, je trouvai sur le sable des gens assis avec, devant eux, le même petit écran qui les rend aveugles au monde extérieur. Le sable n’est plus un obstacle : le monstre de technologie ne craint plus rien et il est désormais en territoire conquis entre dunes et océan.
J’attends le premier noyé en communication directe. Les moutons ne peuvent plus se passer de leur appareil. Ils en sont esclaves. Ils ne se rendent même plus compte du ridicule de la chose ; ils sont tous ainsi. Le nombre rend normal ce qui est parfaitement absurde et bêtifiant. Il n’est plus rien à attendre d’une société où les individus se sont ainsi transformés de leur plein gré en ectoplasmes niaiseux, en méduses de la pensée, en invertébrés décervelés. Les opérateurs se frottent les mains et les futurs candidats dictateurs se disent que le temps est venu de prendre le pouvoir sur ce peuple de veaux et de moutons.
Exaspérément vôtre.
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