Une nuit qui s’envole
L’inconfort se sent pousser des ailes.
Passer une nuit dans un Boeing 777 est une expérience qui mérite d’être vécue une fois pour nous permettre de prendre conscience de la promiscuité, de la vie d’un groupe humain, la nuit, quand rien ne le prédispose à bien dormir. Il y a, durant ce temps perdu à être prisonniers de sièges tout justes assez spacieux pour ne pas finir totalement ankylosés, une multitude de choses qui sollicitent l’intérêt de l’insomniaque des airs !
Il y a d’abord la ronde infernale vers les toilettes. Le prostatique se réjouit de constater que d’autres aussi célèbrent la procession nocturne et pour les besoins du moment, répètent à l’envi ce rituel, histoire sans doute de passer le temps, de déranger les voisins, de montrer qu’ils sont encore éveillés et qu’ils participent ainsi à la torture collective à laquelle échappent quelques bienheureux dormeurs.
Il y le bruit, sourd, entêtant, permanent du monstre qui nous transporte et qui a, en dépit de ses turbines ou de ses réacteurs, l’élégance de laisser malgré tout entendre les ronflements des impassibles. Il y a les pleurs des enfants, les rêves qui dérapent, les murmures qui ne veulent pas se faire entendre et qui finissent par couvrir tout le reste : les étourdis ayant oublié qu’ils avaient un casque sur les oreilles.
Il y a le va-et-vient du personnel de bord. Membres d'un équipage, si mal embarqué sur ce couloir si étroit, qu’il ne manque jamais de frôler, de bousculer, de réveiller ceux qui sont en bordure d’allée. Comment le leur reprocher, ils travaillent, eux, quand tous les autres sont en vacances ou aspirent à l’être bientôt.
Il y a les insomniaques télévores. Ceux-là sont redoutables. Ils vont passer la nuit en allant d’un film à l’autre, laissant leur écran comme un phare dans la nuit incertaine. Je perçois pour les plus proches des monceaux de cadavres, des meurtres à tire-larigot, des images apaisantes en somme, pour faire de cette nuit blanche une série noire. Je n’ai rien à leur envier : l’écran de mon ordinateur est lui aussi une petite flamme qui scintille, étrange exception dans un habitacle qui rend caduc le sacrosaint téléphone.
Il y a ces enfants qui voyagent seuls, qui sont laissés à eux-mêmes avec une remarquable inconséquence de la part de voisins qui n’osent s'immiscer dans leur épreuve. Ceux-là finalement sont des vieux routiers de l’aventure, ils retournent vite à leur nuit qu’un importun avait malencontreusement perturbée.
Il y a les vagabonds de l’allée. Ceux-là, vont et viennent sans but, n’osant pas prétexter une envie pour justifier leurs déplacements erratiques. Ils marchent comme des somnambules ; c’est justement leur quête et leur désir. Dormir, dormir enfin au terme de ces pérégrinations incertaines. Chacun fait comme il peut avec cette nuit qui s’envole et qui se perd au dessus du vide.
À intervalles réguliers, les passagers qui adoptent une posture feinte du dormeur paisible s’agitent pour allumer le tableau de bord, vérifier la durée restante d’un trajet qui les empêche de fermer les yeux. Il y a toujours la déception d’un compte à rebours qui ne va pas assez vite. Le trajet est interminable ; une nuit blanche, perdue dans les étoiles, ça vous donne une belle idée de l’infini. C’est finalement une expérience mystique.
Pour ma part, j’ai trouvé la parade. J’écoute des chansons françaises, des grands classiques qui ont le don de m’emporter à chaque fois dans un petit scénario ciselé à merveille. Je fredonne tout en écrivant. La nuit s’étire ; la nuit tire sans doute à sa fin. Elle achèvera bien tôt ou tard par nous remettre sur pieds, les yeux hagards, la mine défaite, les jambes lourdes et les cervicales en capilotade. Tout va bien, les vacances vont pouvoir commencer …
Effectivement, c’est ce qui se passe. Un steward sonne le réveil fictif en distribuant des serviettes chaudes. Il n’est pas question de montrer à ceux qui nous attendent à terre des mines défaites. Le petit coup redonne apparence humaine et surtout symbolise le retour à la phase éveillée. Le petit déjeuner ne va pas tarder à suivre. On fait semblant de jouer la scène de l’hôtel ; les apparences préservées, chacun affirmera avoir réussi à dormir dans cette fourmilière faussement assoupie.
Noctambulairement vôtre.
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