De l’efficacité contestataire
Ou des priorités des individus en société. (Caricatures et hypothèses)
La réforme des retraites semble avoir mis en rogne l’intersyndicale. Il est effectivement impensable de travailler jusqu’à 64 ans, quand on peut y arriver. Par « travailler », on entend être salarié et disposer d’un contrat pérenne qui permette d’accumuler des trimestres. Le chômage coupant généralement court aux velléités de mener sa carrière à terme, il arrive très souvent qu’on se retrouve à la retraite avant la retraite, c’est-à-dire sans pension ni salaire ni allocation. Pour le dire sèchement, sans propriété ni épargne, on risque le plus souvent de se retrouver nu à fouiller dans les poubelles dehors pour trouver de quoi se nourrir.
Et donc cette situation insoutenable a déclenché un préavis de grève pour le 19 janvier 2023. Une manifestation a eu lieu. Puis un autre préavis pour le 31 janvier 2023. Une autre manifestation a eu lieu. La télé dit que le mouvement grandit, que la fureur s’exprime dans la rue, que attention ça va être dur pour le gouvernement, tout en annonçant des mobilisations en baisse chez EDF et la SNCF. Résultat : confiante, l’intersyndicale annonce maintenant un préavis de plus pour le 7 février 2023 et une manifestation le samedi 11 février, avant le départ en vacances de ses grévistes occasionnels.
Effectivement, avec cette menace d’un jour par ci par là accompagné de démonstrations festives où les aboyeurs de mégaphone couvrent les chants enthousiastes des protestataires, Madame Borne va se chier dans son froc la nuit. On sent le poids de l’enjeu à chaque nouveau jour de grève, c’est évident. Non, je rigole. Cette suite de mesurettes syndicales fait clairement partie de la mascarade générale.
Si cette réforme présentait un enjeu fort, l’intersyndicale aurait posé un préavis de grève d’un mois. Oui, un mois. Un million de Français qui cesse de travailler pendant un mois, sans manifester sans rien, un peu comme le confinement de 2020 mais sans le télétravail, et au bout d’une semaine, deux en étant pessimiste, terminée l’arnaque.
Sauf que non, cette réforme ne présente aucun enjeu et ces grèves plus que ponctuelles ne servent qu’à ponctionner le portefeuille des grévistes qui savent tous que ça va passer quand même. Leurs seules motivations : montrer leur mécontentement et se retrouver pour passer un moment entre semblables. Ça leur suffit. Ils demandent le retrait des mesures pour la forme, comme si ces mesures étaient adoptées pour la forme. Comme si leur impact n’avait pas d’importance, qu’il ne s’agissait que d’une question de principe, et qu’il faut donc grogner un peu pour affirmer un peu qu’on est là.
Si cela était vraiment vital, et dans le contexte actuel, ça paraît l’être, parce que les reculs des droits collectifs s’enchaînent et qu’une fois qu’ils auront passé la falaise le bloc État-Providence lui-même n’aura plus de légitimité et qu’on pourra donc s’en débarrasser dans l’indifférence générale, l’intersyndicale aurait eu recours à une tactique de dissuasion type nucléaire comme, donc, un préavis de grève d’un mois, et l’intelligence collective (hypothèse) su s’en saisir pour montrer sa désapprobation d’une façon nette et efficace. Le choix même de l’inefficacité permet de comprendre que ce n’est pas vital, que les Français s’en moquent bien de ce système, et qu’ils n’attendent au fond que sa fin, pour pouvoir enfin passer à autre chose.
Macron a été élu, deux fois, pour installer cet « autre chose », et il se fait attendre désespérément. Où est le choc exigé par la population ? Le truc qui va la faire sortir de sa torpeur ? L’évènement qui va faire histoire, plus que l’incendie de Notre-Dame, plus que le confinement, plus que le passe sanitaire, plus que la réforme des retraites ? C’est quand que ça arrive le chaos rédempteur ? Qu’est-ce qu’il fait Macron ?
C’est intéressant, parce que de l’extérieur, ce mouvement semble vraiment sérieux. La presse semble vouloir plaire à la CGT et remettre au goût du jour le solennel de ces « luttes » qui n’en sont pas. Il faut bâtir virtuellement un adversaire inoffensif pour éviter qu’un réel et réellement concerné ne se pointe et vienne briser l’histoire déjà écrite, celle des Français pas soixante-huitards qui travailleront au moins jusqu’à soixante-huit ans. Ces Français dociles, entraînés à rien, qui n’ont jamais soulevé un pavé de leur vie, sauf les pavés en mousse des écoles maternelles. Ces Français élevés dans une parfaite hygiène, qui n’ont connu que des appartements carrelés avec salle de bain et qui savent à quel point ils sont dépendants de cette matérialité qui assure leur petit confort. Ces Français atomisés, qui vivent chacun seul dans leur coin et ne se réunissent que pour le plaisir.
En 2011, j’ai eu le bonheur de visiter Prague pour une semaine. Un matin dans ma chambre à l’hôtel, j’ai eu la curiosité d’allumer le poste de télévision. Je suis tombé sur une fiction, un épisode de série du cru. J’ai été très surpris : on voyait un cordonnier à l’œuvre. C’était fascinant. L’homme était visiblement concentré, tout à sa matière, tout à son art. Puis dans la scène suivante, c’était un ouvrier qui portait des câbles électriques, comme s’il faisait ça tous les jours. Peu de dire que j’étais stupéfait : la télévision montrait des gens en train de travailler ! Une image tellement rare en France qu’on peut effectivement penser que le sens des réalités a été perdu par chez nous, s’il a jamais existé. Je n’étais pas né à l’époque du Front Populaire, c’est à se demander comment il a bien pu avoir lieu ! Si le travail n’existe pas à l’écran, alors le droit du travail n’a aucune consistance non plus. Il y a des écureuils dans la forêt comme il y a 5 semaines de congés et désormais une retraite à 64 ans. Le pouvoir va encore bien rire pendant les années qui viennent.
Parmi les ouvriers qui exécutent des travaux pénibles et rejoignent « le mouvement », certains pensent à leur future RQTH en croyant que ça va les sauver ou se fantasment des reconversions. Ils aiment à s’observer souffrir et attendent la pitié du reste du corps social, lequel prend chair immédiate dans les employés des institutions qui les prennent en charge. D’autres se sentent forts, invincibles, et prêts à affronter tous les défis. Le chômage ne leur fait pas peur, les accidents arrivent, ils sont conjoncturels et non structurels. Quand ils seront vieux, ils se débrouilleront. Pour les premiers comme pour les seconds, il ne saurait être question d’efficacité dans la contestation. Ils ne cherchent pas à contester, seulement à exister. Peu importent les parapluies troués qu’on leur tend, ils ignoreront la pluie et continueront à rire ou à pleurer.
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