Demain n’aura pas de pieds
J'aimerais tant vous faire marcher.
Je suis installé devant l'accueil d'un terrain de camping, prenant le clavier pour évoquer de nouveaux comportements qui ne cessent de m'interroger sur le devenir d'homo-sapiens. Coïncidence ou bien facétie de l'instant, un individu se présente jusqu'à la porte de la réception à bicyclette. Un panneau décommande de venir jusque-là juché sur son engin, mais celui-ci étant électrique, il s'autorise à boucher l'accès sur sa béquille.
La béquille du reste n'est plus cette canne anglaise qui vient au secours de qui a momentanément ou plus durablement des difficultés à marcher, c'est désormais le repose vélo qui permet de le garer à moins de deux pas de l'endroit où son cavalier veut se rendre. Qu'importe s'il obstrue un trottoir, un passage, un accès, le vélo électrique exige que jamais on ne le quitte des yeux.
Mieux même, sur ce camping certes mais également sur un autre, les sanitaires n'étant pas au pied de la place occupée, j'ai vu nos joyeux cyclistes de l’intempérance se rendre à la selle perchés sur leur petite reine. Il n'est pas mieux pour trôner en toute quiétude sans avoir la courante et se libérer ainsi en roue libre à deux pas de la voiture balai.
Le monde de demain sera sans les pieds, c'est désormais une évidence et je vous prie de prendre au pied de la lettre cette formule qui risque fort de faire son chemin. N'avez-vous pas admiré ces individus aussitôt sorti d'un tramway ou d'un bus, grimpant dans l'instant sur leur trottinette sans même faire un pas de côté pour éviter les autres usagers. C'est à croire que le moindre pas coûte et pas seulement le premier.
La société des culs de jatte se met en branle. Elle sera actionnée sur batterie sans jamais avoir un fil à la patte puisque les deux membres postérieurs seront rayés de la carte à puce. D'ailleurs tout ce qui est postérieur devient rétrograde, le pied par dessous la jambe ne fait pas exception à la devise.
Marcher sera bientôt un acte de résistance, une forme archaïque de s'émouvoir encore d'être de l'espèce humaine quand tant d'autres ont fait le choix de la métamorphose radicale, de la chose bionique, de l'humanoïde monté sur batterie. Roulement de tambour au passage fugace, certes, de ces nouveaux chevaliers de l'asphalte pour lesquels, même nos chemins forestiers devront bientôt s'équiper de matériaux roulants.
La terre ne sera plus battue ni même foulée par la semelle du randonneur. Place aux pneumatiques de toutes dimensions pour tous les engins sur coussins d'air à mobilité nucléaire. Le rayon doit laisser la place à l'atome, la chose peut satisfaire les amateurs de similitudes. Le cor au pied et l'ampoule sont désormais du passé, seule l'escarre aux fesses se meut en maladie de la mobilité douce.
Les enfants n'échappent pas à ce progrès sur roulettes. Des parents désireux d'accélérer la métamorphose de l'espèce leur offrent dès le plus jeune âge des draisiennes électriques pour les habituer à faire du lard tout en devançant les risques de maladies coronaires. Si avec ça, le goût de l'effort n'est pas mis au rencart, c'est à désespérer. J'ai vu même des chérubins pas encore en âge de se tenir en équilibre, installés sur des voitures électriques télécommandées par des parents qui ne peuvent se passer d'une manette.
Il se murmure qu'en faculté de médecine, les filières orthopédiques voient leurs effectifs divisés par deux tandis que les fabricants de chaussures se désolent d'un avenir bouché. C'est le marasme chez les fabricants de chaussettes, on ne sait d'ailleurs pas jusqu'où va s'arrêter cette coupe sombre dans les parties basses de notre morphologie. Serait-il encore temps de vous remonter les bretelles ?
À contre-pied.
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