Hyper - Episode 1 : Le chef de Rayon
Dans ma longue jeunesse prolétaire, j’ai souvent travaillé dans la grande distribution. J’étais employé au rangement quotidien d’un rayon périodique (mais non vous n’êtes pas perdu, relisez cette phrase) dans le Carrouf de Gibraltar (oui, il y en un même en Espagne) au rayon Papeterie pour une grande enseigne de stylos à billes, j’étais heureux, je gagnais peu mais l’ambiance au boulot faisait que je positivais.

Si je vous raconte cet instant de vie dans un hypermarché (ou supermarché, c’est selon l’appréciation de votre commerce de proximité), c’est parce que la vie à l’intérieur y est passionnante. Je vous ne ferais pas de sermon sur la hiérarchie presque naturelle qui s’y installe, vous la connaissez déjà intuitivement. Tout le monde sait que les chefs de rayons sont des « winners » qui se battent pour que, par exemple, le rayon des viandes fasse un meilleur chiffre d’affaire que celui des appareils éléctro-ménagers. On se retrouve par la suite au MacDonald situé à 100 mètres pour compter les points et connaitre enfin l’heureux gagnant qui mérite la « Tête de Gondole en Or » , récompensant chaque semaine ceux qui ont le meilleur chiffre d’affaire (ou C.A. en comptabilité « classe » ).
Je vous le ferais d’autant plus pas (le sermon, restez concentré) que cet semaine là, nous ne faisions pas vraiment les fiers puisque nous avions seulement obtenu la « Tête de de gondole en Laiton » , dépassé de peu par les produit d’hygiène dentaire, et ce, en période de rentrée des classes (je vous rappelle que je vendais des stylos). Mais notre team est forte et solidaire, on se bat ensemble, on échoue ensemble, on est un rayon together.
Laissez moi vous raconter le plaisir de travailler avec un « chef-de-Rayon » , merveilleux spécimen des réseaux de la grande distribution. Je n’étais pas un employé direct de l’Hyper, j’étais fournisseur pour la dite entreprise. Sachez d’ailleurs qu’on ne dit pas « fournisseur » mais « marchandiseur ». Je profite de cette digression pour vous informer que dans ce milieu, on ne dit pas non plus « rayon » mais « business », une « présentation » s’appelle un « concept ».. quoi encore ? On ne dit pas « code barre » mais « gen-code », on ne dit pas bonjour, on dit rien.
Le matin commence entre 4 et 5 heures. Il est essentiel de travailler aussi tôt, c’est ainsi que le consommateur se voit offrir des rayons remplit à l’abondance avec des couloirs propres et désinfectés. Ainsi des dizaines de milliers de personnes n’ont pas de nuit, et donc nécessairement pas de journées pour que chacun d’entre vous puisse se sentir dans un environnement agréable à la consommation, c’est le stakhanovisme au service de la botte de radis toujours disponible et a un prix abordable à n’importe quelle saison.
De toute façon, un employé d’Hyper fini par s’habituer (au bout de deux mois à peu près) à la lumière naturellement émise par les néons, et donc le jour n’a plus vraiment d’intérêt pour lui. Pire, le soleil peut finir par être nocif.
Le chef de rayon se reconnaît rapidement. Déjà, la plupart du temps, il est chauve (celui qui trouve la raison de cause à effet gagne un pins « je suis avec un idiot » ). Il a une démarche de « winner » , nécessairement agressive. Ses hanches se sont adaptées aux réguliers slaloms qu’il effectue pour vérifier chaque ligne de son rayon. Il y a toujours une ou deux personnes qui le suivent le matin quand il arrive. Ils sont souvent chargés de la diplomatie – ou plutôt de la relation chef de rayon/employé pour être plus dans la linguistique marchande. Si le CDR (oui chef de rayon, soyez gentil avec moi je vous écris depuis un amphi où je subi un cours Thermodynamique) n’avait pas de main, c’est eux qui la serreraient aux employés.
Notre héro est le seul a avoir la chance de porter la veste où il est inscrit derrière une phrase type « Je suis là pour vous aider à mieux consommer ».
Le CDR est un type qui vient vous serrer la main quand il a quelque chose à vous repprocher, et il le fait en regardant votre « secteur » (oui, on ne dit pas étagère du fournisseur.. enfin du marchandiseur) comme si il allait le mordre. Comme je suis un fan des méthodes Assimil (je viens de terminer celui d’Espéranto, langue dans laquelle j’ai beaucoup d’espoir), je vais vous proposer une phrase type dans ce genre de situation (un serrage de main louche, c’est à dire quand il existe) d’un CDR et tenter de vous la traduire :
« Monsieur ! Vous allez faire baisser notre chiffre … »
Ce qui sous-entend que les clients mettent moins de chose dans leurs caddies, c’est très ennuyeux. Conséquence directe : le chiffre baisse, le directeur fait un malaise dans son énorme bureau situé au premier étage, dans lequel il règne en maître parmi les rayons, et où traiîne une éternelle bouteille d’Evian jamais ouverte.
« … en laissant votre Tire-Pal … »
Le tire-pal est l’objet qui sert à trainer de lourde palette comme un esclave égyptien, et qui est très dur à obtenir, c’est un privilège ; mais je reviendrais dessus plus tard. Vous remarquerez qu’on ne dit pas un « pousse-palette » ou un « Rapide-déplace-came » . Non, on trime, on tire.
« … qui reste devant mon business … »
Là, il parle d’une minuscule partie qui vous semblait d’une banalité affligeante et dont vous n’aviez que faire, genre rayon de petits accessoires de sapin de noël. Le CDR pense comme ce rayon, il ne fait plus qu’un avec lui, et le fait d’y garer votre tire-pal pendant 10 malheureuses minutes alors que le magasin n’est pas encore ouvert est pour lui comme avoir un énorme cheveu dans l’œil. Avouez qu’on a très vite envie de s’en débarrasser.
» … en plus je dois mettre mon concept gift … »
J’attire ici votre attention sur le fait qu’on peut créer un terme hyper-technique via deux termes déjà techniques, ici, cela veut dire je ne peux pas remplir ma présentation moche de gadgets inutiles utilisant comme motif des personnages de dessin animés connus. Cela sous-entend : « moi aussi je bosse » , mais si vous avez un hyper +2 vous savez que ce n’est pas vrai. Petit filou va.
» … c’est notre plus produit … »
C’est donc un produit qui incrémente le chiffre d’affaire parce que les consommateurs ont une forte tendance à en mettre plein leurs caddies. Mais l’occurrence, le second sens tend à vous faire culpabiliser, à force de freiner la croissance du C.A. , le directeur perché à sa fenêtre va devoir finir par l’ouvrir sa bouteille d’Evian.
» … et en plus c’est DayCarte aujourd’hui … »
Chaque hyper a son jour de consommation heureuse, où chaque achat donne le double de bon cadeau qu’il ne devrait donner normalement. Ce qui signifie que la densité dans les rayons est sensiblement supérieure et que la frénésie d’achat est bien plus oppressante pour nos décors de sapins de noël. Notez le fait qu’un anglicisme se cache dans ce terme, c’est parce que , je vous le rappelle, nous sommes en Espagne à Gibraltar.
» … donc si vous pouviez sortir votre came rapidement, ça serait bien » .
Le mot came n’est pas une référence directe à la drogue, bien que le CDR se drogue au rangement optimisé de sa marchandise pour une visibilité et une envie-produit maximale, ici c’est plus synonyme d’une richesse du produit en rayon. Il s’agit d’une richesse qui tient à sa seule présence, celle d’appartenir à ce grand tout et participer, dans une ivresse vertigineuse, au mythe de l’abondance.
Merci d’être arrivé jusqu’à la fin de ce paragraphe. Vous êtes maintenant de niveau Débutant – Intermédiaire en langage d’Hyper. Félicitation.
Dans ce genre de phrase placée de manière très fugace ( vous ne pensiez pas prendre un café avec lui tout de même ?), il y a comme un orgasme, une éjaculation verbale. Le goujat, il s’en va sans même offrir le petit-déjeuner ( oui parce que même si vous arrivez a 5h, lui il arrive 8h, donc c’est l’heure de petit-déjeuner). Il s’en va, fier, pour vérifier si la position produit est bien optimum dans le rayon jouet, secteur Playmobil.
D’ailleurs autre signe de reconnaissance, le CDR est capable de lancer un regard noir et pesant sur une tête de gondole présentant deux cartons d’un tricycle Smoby en promotion (promotion due à une matière plastique qui n’est plus aux normes probablement). C’est un geste simple et pourtant qui nécessite une certaine compétence et habilité (non mais sérieusement, vous y arriveriez vous ?). Avec ce regard méchant et interloqué, il les déplace à droite, puis à gauche, grommelant, souriant… il cherche l’esthétique parfaite, le positionnement optimal ( le géo-optimum comme n’ont jamais dit les gens qui parle latin) pour donner envie d’avoir envie (l’envie suprême).
Le tout est réalisé dans un ballet qui semblera incompréhensible à votre âme pure de marchandiseur. Et c’est normal, c’est bien pour cela que vous n’êtes pas chef de rayon.
Dans le prochain épisode, je vous expliquerai pourquoi l’air méchant des vigiles a un impact positif sur le chiffre.
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