Le marqueur de l’obsolescence
Le Bonimenteur prend racine ...

Les fleurs du mal …
Notre époque, résolument moderne, se caractérise par une course folle, une fuite désespérée vers un avenir de plus en plus sophistiqué. Les objets vont et viennent, s'imposent comme totalement indispensables à notre confort puis disparaissent progressivement pour finir par n'être que de vieilles épaves inutiles.
Parfois, une nouvelle mode apporte un répit à ceux qui s'étaient retrouvés dans les caves, les poubelles ou les vide greniers. Cependant le renouveau ne dure jamais bien longtemps ; l'injonction délirante à ne jamais cesser de jeter et d'acheter ruine le sursaut désespéré. Bientôt l'objet disparaît totalement de la circulation ; il n'est plus qu'un lointain souvenir, un rappel nostalgique, un décor pour les Deschiens et le théâtre de rue.
Comment repérer ce moment crucial dans la vie d'un objet manufacturé ? Comment savoir véritablement qu'il a franchi le mur de l'oubli ? Comment comprendre qu'il est grand temps de ne plus s'en servir au risque fou de passer pour un ringard, un ennemi du progrès et du consumérisme triomphant ?
Toujours soucieux de décrypter les mœurs de mes semblables, de comprendre les grandes tendances de cette étrange société, je compte bien apporter ici une technique infaillible pour vous aider à comprendre enfin qu'il est temps d'abandonner la résistance, de laisser tomber ce qui vous a pourtant rendu tant de services.
Il existe désormais dans notre société un marqueur infaillible de l'obsolescence. Curieusement, ce qui nous éclaire ainsi est un élément naturel, parfaitement étranger aux mystères de l'industrie et du marketing. C'est une plante qui porte en elle le germe de la condamnation définitive, de la mise au rebut de ce qu'elle va toucher de sa disgrâce.
Le géranium, puisque c'est bien de lui qu'il est question, possède ce pouvoir diabolique de briser un objet technique, de le réduire à sa seule expression de pot de fleur dérisoire. Cette plante vivace, issue d'Afrique australe est le paradigme de l'art de la récupération. Il suffit qu'un objet soit définitivement condamné à la disparition pour qu'elle le fasse ressusciter sur un balcon, une terrasse ou une pelouse.
Vous avez tous rencontré cette merveille d'esthétique et de bon goût : la charrue fleurie qui surpasse la brouette pot de fleur. Il existe ainsi une multitude de variations pour recycler et embellir les pavillons du bonheur. Rien n'entrave l'imagination débordante du fleuriste amateur. C'est qu'il doit rivaliser d'inventivité avec un redoutable copieur lequel dispose de moyens bien supérieurs pour plagier ces petits caprices esthétiques.
Je fais ici allusion au plasticien de ronds points. Quand cet esthète transforme en œuvre d'art un objet démodé, il fait immanquablement appel au géranium pour immortaliser sa création technico-florale. C'est alors la consécration pour le réceptacle en question admis définitivement au panthéon des objets abandonnés.
Le rond point est à ce titre le monument aux objets morts, le marqueur d'un système économique qui s'emballe et ne sait plus où il va. Le géranium est devenu le chrysanthème des décharges, la fleur mortuaire des objets défunts. C'est l'expression du mauvais goût, c'est l'apogée de la culture de l'éphémère, c'est le paroxysme de l'absurdité de notre course effrénée vers le vide.
Gloire soit donc rendue aux géraniums et à tous ces inventeurs de décors en matériaux de récupération. Amateurs ou jardiniers municipaux, ce sont eux qui redonnent leurs lettres de noblesse aux victimes du progrès, aux pauvres objets oubliés. Je leur suis reconnaissant de cet art anachronique qui est une manière élégante et esthétique de se dresser fièrement, une petite fleur rouge à la main, contre le matérialisme triomphant !
Pelargoniumement vôtre.
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