Le Plan Blanc, épisode 1 : Enlarge your péniche
Spéculer, c’est ma grande passion. J’ai découvert ça quand j’étais vendeur à la Fnac. Chaque jour, mon métier était de vendre des vieux films en DVD, âgés de plus d’un demi-siècle (comme « Casablanca ») à des prix comme 23 euros (tout en sachant qu’il est à 10 euros sur le site du magasin). Stimuler les gens, je suis fort à ça. Blue-Ray ou DVD, la technique est la même : « Non monsieur, c’est pas cher pour un film de cet acabit, d’autant plus qu’il a été remastérisé à partir des vraies bandes originales du début qu’y’en a pas d’autres pour une qualité sonore et vidéo hors du commun, on a enlevé toutes les imperfections, on a remplacé les armes par des talkies-walkies, et surtout c’est de la haute définition, édition collector pour toi chez toi ». Les gens sont facilement ébahis, ils sentent tout d’un coup ce sentiment de perfections de ultrabright-very-best of de la marchandise.
Il y a deux domaines où détruire l’adage « le mieux est l’ennemi du bien » est d’une facilité consternante : l’informatique et la pharmacie. Comme j’ai quelques années à perdre, j’ai choisi la pharmacie. J’ai donc fait 6 ans d’études, dont une partie en tronc commun avec des médecins qui avaient comme hobby de nous mépriser et je me suis immiscé dans une petite pharmacie urbaine, le rêve américain quoi
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Heureusement, vous dites vous, bientôt, votre défenseur du pouvoir d’achat, Leclerc s’engage, que dis-je, se bat pour vendre des médicaments, et un jour, nous, les pharmaciens, nous serons tous penauds. « C’est la publicité à la télé qui le dit, et puis de toute façon, je vais aller à une autre pharmacie ! Je suis sûr que je n’ai pas besoin de prescription pour ce médicament ». Amusant de savoir que peu de gens savent qu’on peut mourir sans trop forcer d’une surdose de Nurofen, qu’il ne faut pas prescrire d’aspirine à une femme qui a ses règles... Je ne parle même pas des divers médicaments, dits « bénins », qui se combinent très mal avec l’alcool. L’étudiant qui travaille chez Leclerc sera évidemment soucieux de vous en faire part s’il n’est pas trop occupé à expliquer à une cliente quelle est la différence entre peaux grasses et mi-sèches. Les gens adorent se customiser, ils adorent faire du tuning corporel : Amincir, agrandir, élargir, affermir, faire clignoter.. Cette vitamine pour ma peau, cette vitamine pour mon intelligence, celle-ci pour ma vigueur physique et celle-là pour stimuler et drainer mes tissus adipeux. L’auto-médication ce n’est pas un problème d’éthique, mais d’éducation.
Mais va, va t’acheter pour 60 euros de produits, après tout ça fait 10 ans qu’on répète dans les médias qu’aucun antiride ne fonctionne vraiment, qu’aucun régime via parapharmacie n’est réellement efficace. Nous jouons beaucoup sur l’effet psychologique de l’achat en pharmacie. Des petites boites éclairées aux néons aseptisés avec « plus mieux pour toi » sur la boite, et finalement avec un peu de chance et de placébo, vous y croirez tellement fort que ça finira par se réaliser. Et ça marche, très bien, mais on doit beaucoup à nos amis de la presse féminine.
Les clients nous prennent pour des épiciers. Quand on leur conseille quelque chose, il y a trois possibilités : soit le médicament est remboursé et c’est donc surement un produit à l’efficacité réduite, soit ils ne sont pas remboursés et donc on les arnaque, soit ils ne sont pas couverts en entier et c’est donc qu’on est sous le lobby d’un labo pharmaceutique. Et bien quoi ? Oui c’est vrai pour la plupart du temps, les entreprises de lecteur DVD donnent aussi des primes aux vendeurs en supermarché pour avoir leurs produits plus en avant, ou beaucoup plus présents dans les conseils, et ça ne vous a jamais déplu.
Pire, la plupart du temps chez votre médecin adoré, c’est le même trafic que vous approuvez avec amour. Le vilain porte stylos (vous savez, celui en plastique immonde, avec parfois des petites billes à l’intérieur pour rendre le tout plus ludique) de chez Sanofi, soigneusement posé à côté de la lampe, cache souvent un voyage à Tahiti pour la mise en avant de certains médicament, ou forme de médicament dont les stocks n’auraient pas été écoulés (les suppositoires, c’est plus en plus dur). Et quand il signe sa prescription, vous êtes tous soulagés, non ?
De peur de suivre nos conseils, vous préférez parfois acheter plus de produits, ou des produits plus cher, surtout éviter le très communiste générique. Cela ne fait pas forcément gonfler nos marges, mais administrativement c’est le chiffre d’affaire qui compte. Alors sans confiance, faire comprendre à un asthmatique, qui n’est pas en crise, qu’un médicament comme la ventoline a besoin d’une prescription (parce, par exemple, il provoque un effet d’accoutumance comme le défunt Nopron qui faisait dormir les enfants pour que papa et maman puissent avoir leur relation sexuelle mensuelle), c’est aussi dur que faire comprendre à quelqu’un que si le prix du médicament est plus cher que leurs pharmacies habituelles, c’est pas parce qu’on veut faire plus de profit sur les antidiarrhéiques (ce que je vous consens est un chantage très astucieux), mais parce qu’on suit la loi du marché.
C’est pourtant simple à comprendre, on achète les médicaments aux laboratoires et plus on en prend, moins c’est cher. Après, c’est à la pharmacie de savoir si elle préfère investir sur une palette de Polaramine (antiallergique) ou plutôt une palette de préservatif, c’est souvent plus une question de géo-localisation que de choix personnel (je travaille à côté d’une gare, je laisse vos préjugés sociaux résoudre l’énigme). Bien sûr, dans certaines villes les pharmacies se regroupent pour faire des achats groupés, alors soit c’est la coopérative cool qui vous fait économiser de l’argent, soit c’est la mafia qui peut évincer et détruire une pharmacie qui n’a pas voulu se plier à l’exigence d’un lobbyiste local.
Heureusement, nous avons des jeux pour relâcher la pression. C’est Jean qui a eu l’idée, ça s’appelle le concours NAPED. C’est très simple, on s’est rendu compte que la plupart des clients qui arrivent en bout d’argumentation lâchent assez rapidement l’expression « C’est une non-assistance à personne en danger ! » (oui donc NAPED, merci de réfléchir). Que ce soit pour des médicaments bénins qu’on a plus en stock, que ce soit parce qu’on refuse de servir 5 minutes après la fermeture pour des ordonnances longues comme un bras qui datent de deux semaines et qui sont soudainement vitales ; ou encore parce qu’on refuse d’offrir des médicaments parce que les malades « oublient » leurs papiers de mutuelle ou leurs cartes vitales et s’offusque de devoir débourser quelques euros (qui leur seront évidemment remboursés si leur mutuelle est en règle)… on arrive toujours au même stade, le cri du coeur, le scandale qui éclate : non assistance à personne en danger.
À force, ça en est devenu drôle, et donc on a décidé de faire un concours hebdomadaire. Le dimanche soir, après que les derniers clients ayant une envie pressente d’homéopathie à 22 heures soient partis, on fait le décompte. Je ne sais pas si c’est le fait que je vienne du milieu des supermarchés, mais mes techniques de persuasion sont plus élaborées, et c’est un vrai handicap pour ce jeu. J’ai eu un NAPED d’honneur pour avoir réussi à l’avoir fait dire à quelqu’un qui était venu pour un hémorroïde, l’équipe a trouvé ça très classe.
On pourrait vous expliquer tout ça, mais à quoi bon. Alors que vous, les malades, écoutez religieusement les docteurs, c’est à peine que la parole d’un pharmacien, pourtant presque aussi bien formé, ricoche dans vos hémisphères. Quand un patient pense savoir ce qu’il veut, sans même réellement connaitre ce qu’il demande, il est comme une femme déjà anorexique qui se laisse embobiner par les jolies couleurs de la boite d’amincissant qui montre une magnifique fausse femme qui fait l’apologie d’une molécule brevetée qui « optimise l’absorption des sucres » ou « catalyse la consommation des calories » en se disant « un jour ça sera moi qui lèverai les bras comme pour m’étirer dans un maillot une pièce taille 12 ans ». Alors, à quoi bon ? Autant faire notre travail de médico-markéting, c’est le seul qui marche chez vous, même et surtout pour vous soigner, et à ça, on est devenu très fort.
Il faut croire que le serment de Galien s’est pris une sévère raclée par le serment d’Hypocrate.
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