Les mots à ne plus dire…

Les temps changent.
Je viens de vivre une curieuse expérience que je ne peux garder pour moi, tant elle m’est restée en travers de la gorge, voie qui naturellement est celle que je privilégie pour m’exprimer à la ronde. J’ignorais alors que face à moi se dressait le plus redoutable auditoire qui soit : un parterre de militants extrêmes, des professionnels de l’agitation et de la contestation. Pourtant, après avoir patiemment écouté les interventions interminables de ces chantres du débat soporifique (asséné avec hésitations, maladresses et fautes de langage), je n’avais pas pris conscience de leur turpitude oratoire, bien au contraire …
C’est quand je pris la parole pour simplement dire un conte que le ciel me tomba sur la tête. J’eus la malencontreuse idée dans ce récit d’unir un homme à une femme pour que le premier enfantement en bord de Loire puisse se produire. Qu’avais-je fait là ? Quelle horreur ! J’entendis des plaintes, presque des cris d’indignation parmi les quelques extrémistes de la différence revendiquée.
J’osais reproduire ici, dans ce lieu de combat aspirant à un monde nouveau, le vieux schéma dépassé de la famille et pire que tout, de l’amour hétérosexuel. Tous ceux qui se revendiquaient de la cohorte LGBT me montraient du doigt, j’étais un paria de la tolérance, un prédicateur des cultes anciens qui avait enfermé la femme dans son rôle de génitrice. Mon histoire ne pouvait satisfaire à leur besoin de casser tous les anciens carcans.
Malgré les rumeurs désapprobatrices, le récit se poursuivit. J’aurais dû songer que je n’étais pas face à un public ordinaire, j’avoue ma faute et bats ma coulpe. Mes personnages se mirent en demeure de pêcher des poissons pour subvenir à leurs besoins. Je venais de commettre crime plus épouvantable encore, les végans voulurent m'étriper ! La genèse devrait se plier aux nouveaux dogmes en vigueur dans cette société en ébullition, le raconteur marchait désormais sur des œufs en prenant bien garde de n’en casser aucun.
La seconde vague de protestation calmée, il me fallait réaliser la substitution habituelle dans nos récits légendaires. Pour franchir le pont dressé dans la nuit, un chat noir allait leurrer le diable qui comptait fermement sur l’âme d’un humain. Je ne me doutais pas alors d’une double vindicte qui me laissa pantois. Les défenseurs de la cause animale s’élevèrent véhémentement contre cette souffrance infligée au malheureux félin tandis que les gens de couleur s’étranglèrent du choix de la teinte de son pelage.
Je me dis alors que le métier de conteur prenait de biens curieux sentiers, de plus en plus retors et périlleux. Je voulus m’en tirer par une pirouette, avoir recours comme bien souvent quand j’ai besoin d’une chute, à ma bonne vieille birette, la sorcière de chez nous. Je commettais alors crime plus abominable qui soit, parvenant sur ce coup de maître, à retourner la moitié de l’auditoire contre moi.
« Pourquoi la sorcière est-elle forcément une femme ? » Les féministes voulurent sur le champ dresser un bûcher pour venger toutes leurs sœurs qui dans le passé avaient rôti sur l’ordre de l’inquisition toujours représentée par des hommes aussi lâches et veules que je pouvais l’être. J’eus très chaud, Merlin, le bon Mage arriva à mon secours, en me conseillant à l’avenir d’éviter de raconter quoique ce soit à un groupe de militants de la contestation.
Je n’avais déjà pas les mots pour le dire convenablement à ceux qui détiennent le pouvoir, les barons locaux dépourvus du sens de l’ironie à quelques notables exceptions, que je me découvrais en incapacité de raconter devant ceux qui les vouaient aux gémonies. De retour de cette curieuse aventure, je voulus établir la liste des mots et des situations qui désormais allaient faire polémique dans ce monde si sourcilleux. J’eus beau tourner ma langue dans ma bouche, je me rendis vite compte que tout ce que je pouvais dire allait inexorablement tomber sous le coup d’une censure. Comment faire ?
C’est alors que la révélation s’imposa à moi. Il fallait user d’une langue étrangère, d’un idiome inconnu de tous, tout en me faisant doubler en langue des signes. C’est ainsi qu’opèrent désormais les artistes qui évitent ainsi de déclencher la plus petite polémique. Les mots sont devenus trop lourds de sens cachés, contournés, seconds pour être lancés ainsi aux oreilles de spectateurs, tous membres de tribus différentes. Le mieux serait encore de me taire, mais de cela, je ne peux vous garantir d’y parvenir.
Correctement leur.
Photographies de Sylvie Revert
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