Les pontons
La ligne de flottaison.
Nous sommes loin du bac et des bateaux légers associés les uns aux autres pour permettre à une armée de franchir la rivière. Les pontons d'aujourd'hui n'ont pas l'ambition de servir de lien d'une rive à l'autre, ils se contentent de s'ancrer sur leurs certitudes, pour accueillir des hôtes qu'ils jugent de choix. Plus que le passage désormais c'est l'accostage qui est de mise, que ce fut pour des bateaux à quai ou des convives en goguette.
Les pontons deviennent ainsi une vitrine sur l'eau, une devanture qui ne fleure pas l'aventure à moins que celle-ci soit à pied sec et gosier humide. Le seul coup de tabac qui soit viendra des décibels qui n'émanent pas de la chambre des machines. Il convient pour s'afficher de s'exposer ainsi, sans nul péril, au-dessus des flots, de s'assurer une ligne de flottaison à l'écart du commun et du courant.
Que ce soit le yacht rutilant ou bien le fêtard désolant, se montrer est un principe essentiel sur cette scène inversée qui place le badaud au-dessus de cet espace offert à tous les regards. Plus il y aura d'yeux braqués sur ce ponton, plus son succès sera assuré. Il doit faire des envieux pour démontrer que l'illusion d'être en partance suffit à se croire des aventuriers des eaux troubles. Pour parfaire la parodie, il est important d'avoir du vent dans les voiles sans même larguer le foc ou bien la trinquette.
Le ponton est la nouvelle expression de la domination sociale. On peut y brûler les planches sans se mettre en danger ni même risquer le mal de mer. Solidement ancré sur sa rive, le parquet favorise la gueule de bois et le tangage, pour peu que le liquide coule dans vos veines. Le terrien se donne ainsi des allures de marins sans avoir besoin d'assurer la manœuvre. La commande seule suffit à passer du statut de matelot à celui de roi qui peut tout se permettre.
Seuls les verres voyagent sur un ponton digne de ce nom. Et puisque l'heure est à l'étiage, à la sécheresse et aux poussées du mercure, autant ne pas y glisser de l'eau mais plus sûrement d'y accumuler des degrés délivrés par de jeunes mousses. Il devient ainsi la bière de la rivière, l'amertume des amoureux de celle qui coule sous le regard indifférent des consommateurs de l'instant.
Il se peut qu'on y célèbre parfois les flots qui passent à proximité. Simple prétexte pour poursuivre cette croisière de l'éphémère, cette bacchanale du canal, cette épopée de la fatuité. Qui donc regarde du côté de l'eau à moins que ce ne fut pour y jeter négligemment un mégot ou bien un papier gras. Le ponton est bien commode puisqu'il offre un promontoire pour permettre ce terrible forfait, ce crime environnemental sous nombre de regards complices.
Souiller et s'arsouiller, la devise est à la mode durant l'été. Il convient d'oublier les tracas de l'heure, les menaces à venir, la rentrée qui se profile. Le ponton est un frêle esquif, un radeau pour qui s'amuse à fermer les yeux sur le réel. Le bateau ivre de ceux qui se délivrent de toute morale et de toute éthique environnementale, le promontoire d'une gloire illusoire, la bouée des déboussolés de la raison.
Guinguette ou estaminet, il symbolise cette course effrénée à la distraction. Se vider la tête et les poches au profit de quelques pirates qui ne disposent que d'une saison pour détrousser les équipages croisés durant leur course estivale. Pas de quartier, l'abordage est d'autant plus aisé que nombre des victimes viennent ici se saborder ou se laisser aller à la dérive, noyant la perte d'espoir dans les folies d'un soir.
L'écope ne sera pas efficace pour empêcher le naufrage de la chose. Si le ponton prend l'eau, c'est que le ciel ne l'épargne pas. Le danger vient d'en haut tandis qu'à ses pieds, la Loire se meurt dans l'indifférence de ceux qui n'en font que l'arrière-plan de leurs agapes. J'ai mal à ma rivière quand je vois cette farce sans cesse renouvelée.
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